Les flâneuses









Au lecteur



Tous ces stratagèmes pour capter la lumière !

Postée en embuscade au coin des rues, j'agite mon filet malhabilement tissé.

J'attrape le soupir de la vendeuse de tabac. J'attrape le juron de la folle sous l'arrêt de bus. J'attrape le rire de l'enfant sournois. Je les attrape comme des maladies.

Mais la lumière, point.







*







Bibelot



Mon inclination à répéter chaque jour les mêmes situations est épatante. L'un de mes grands délices, c'est de m'asseoir juste derrière les fenêtres et de regarder la rue ainsi qu'une babiole exposée en vitrine - muette, immobile, attentive.

Ce matin, je me trouvais encore dans ce café de Plaisance, enveloppée de mon étole d'étamine. La ville respirait comme une grande paume humide. Il n'avait pas cessé de pleuvoir depuis la veille au soir. À demi dissimulée par un rideau, je m'absorbais dans le spectacle des silhouettes à capuches qui se hâtaient vers moi sans me voir. La radio du café diffusait du piano en continu. Tout me semblait alors réaccordé dans la musique. La rue, aussi étrange qu'un monde submergé, ne se savait pas si lyrique. Pour moi seule, les gestes devenaient plus expressifs, comme s'ils étaient dansés. Et pour moi seule, les motos défilaient avec grâce. Je crois en Dieu certains jours de consolation. Ce matin, je n'avais pas besoin d'être consolée.

La pluie cessa, et je n'étais plus là.







*








Bus 75



Les corps sont gourds
de gel. Avril.

Une clef s'échappe
des main d'un homme,
une alliance glisse
du doigt d'une femme.

Je me demande ce
que j'ai pu
laisser tomber.








*







Sortie d'école



Le petit saute vers les pigeons :
Rhoa rhoaaa rhoaaa 
s'exclame-t-il en montrant ses dents
qui ne sont pas au complet
dans sa bouche.

Tu vois pas que tu déranges !
dit la grand-mère
et elle glisse un regard, un peu 
compatissant
dans ma direction.

C'était pourtant joli
toutes ces ailes effarées,
et cet envol de gris cendré
vers les tilleuls en fleurs.

Mais je ne réponds rien.
Je me fais aussi un devoir
d'être adulte.








*







La vadrouille 



Durant les trajets quotidiens, je sens toujours frémir en moi un désir d’aventure.

Je ne peux l'assouvir que le samedi, mon jour d’oisiveté, où il m’arrive de sauter du bus avant la bonne station parce que l’envie me prend de gambader, de fendre l’air, à mon rythme, sans notion de vitesse ni d’efficacité. La destination, elle, ne change pas. Toute la surprise vient de cette musique improvisée qu’est l’errance. Je guette les imprévus de la circulation, l'alchimie des humeurs, la langue irrésolue du temps, pour que la ville cesse d'être une habitude à ciel ouvert.

Mon cœur se met alors à la fête, et m’élance joyeusement dans les rues.







*








Cours d'anatomie



Ma chambre est un cœur qui se gonfle de sang
Puis se contracte : un organe vivant,
Animé par un rythme à peu près régulier.
Diastole quand j'occupe mon appartement,
Systole quand je vais par les rues de la ville.

Si je suis confinée, le temps semble se dilater.
On appelle cela "le grand silence",
Après le battement causé par les valvules
Qui se sont refermées. Les ventricules
Se relâchent. Je n'attends plus que le moment

Où le cœur se serrera de nouveau pour partir.








*







Jardin J. Migneret



Je mange un gâteau
sous le tilleul

Goût de miel
et de poussière ensol
-eillée, odeur
de jaune poudreux

Comme une abeille
la mémoire butine
et taquine

Oh tous ces lieux
auxquels
j'ai ignoré
faire mes adieux








*







Saint-Lazare



Incident voyageur.

La rame est à l’arrêt.


C’est égoïste, 

souffle-t-on, d’empêcher 

les honnêtes

gens d’être à l’heure 

au travail.


Il faut mourir sans 

déranger,

proprement, au bon

horaire ;


dommage 

que le Passeur

ait pris cette personne


par la manche

au bord du quai.








*







Interstellaire



Aujourd'hui comme souvent j'ai pris un bus au hasard,
je n'ai pas regardé sa destination, et le front appuyé
contre une vitre, comme on colle son œil à une lunette
astronomique, j'ai contemplé la galaxie urbaine,
ses poussières amassées et ses planètes solitaires,
avec leurs nébuleuses, leurs cratères, leurs ceintures,
leurs levers de soleils et de lunes. Et j'ai pensé
que toi aussi tu devais traverser ton propre univers,
attentif au mouvement cadencé des comètes,
occupé à fixer des destinées sur une carte céleste ou,
qui sait ? En partance vers des étoiles inconnues.







*







Charonne



Les terrasses des cafés,
c'est l'extérieur 
apprivoisé : la ville 
qui te protège de la ville,

comme une virgule
avant le bruit,
une pause avant la foule.

Sur ces avant-postes
où je ne sais ce que je 
vois, ni qui me voit,

je médite : sans cafés
et sans rêves,
que serait la ville, mise
à nu, et moi écorchée vive ?







*





À ras bord



Un homme bien habillé, accoudé au bar
d’un café des Batignolles, élève brutalement
la voix. « Si le vin n’est pas versé
à ras bord, il manque dix millilitres. Au bout
de trois verres, cela fait trente millilitres.
C’est du vol, Monsieur », affirme-t-il au serveur.
Il réitère avec aisance la démonstration,
quoique ses jambes le portent à peine. 
Les autres clients restent le nez baissé de honte.
« À ras bord, vous devez verser à ras bord,
il manque trente millilitres, je ne reviendrai pas,
c’est une grande injustice ».






*







Forum



Toute ville est une forêt abstraite, et non l'inverse de la forêt
Autre espace des clairières, des futaies, des rivières, de leur envers métallique
(Non négation) Négatif
Géométries de la lumière, où rôdent les choses sans demeure
La solitude surnaturelle des foules qui se frôlent
L'ailleurs le dehors sauvage non sauvage

Image l'image mouvante







*







Boulevard de La Chapelle



Elle me demande de lui lire
à voix haute des documents.

Je pose ma tasse de thé
sur la table pleine de miettes,
et m'éclaircit la gorge.

"Je, soussignée, Docteur M. Clara,
certifie qu'au terme d'examens gynécologiques
Madame D. Aminata
née le 27/06/1992 en Guinée Conakry 
a subi des mutilations :
ablation partielle des organes génitaux".

Elle reste impassible, et me tend
une deuxième feuille.

"État de la demande d'asile 
par Madame D. Aminata :
REJETÉE
au motif que les preuves manquent
d'un danger encouru 
dans le pays d'origine".

Elle me demande de répéter.
Je réponds : "Rejetée".

Elle me remercie. Grande, lasse, 
les mains calmes. Elle range 
soigneusement les papiers dans son sac.







*







Nuit d’hiver



Quelle meute de lumières
détourne les yeux
comme si la ville était
sa faute ?







*







Notice 



En voyageant, je voudrais épuiser mon voyage. En venir à bout. Comme on finit pieds nus à force d'user ses chaussures.














*







Les bagages 



À Paris, la tombée du jour n’a pas d’odeur. J’emporte avec moi les seuls jardins : ils sont accrochés à mes poignets.

Je bringuebale mes sacs de rose, de musc et d’encens. Ma camelote, c’est l’alphabet des tons et des parfums. Personne n’a l’usage de la langue qu’il compose. Il en émane une beauté de nature morte.







*








Palais de l'Élysée



Des hommes cagoulés,
mitraillettes
contre le sein
comme des enfants.

Presque bucoliques, 
les allées bordées d'arbres
et les herbes
presque folles.

Pas une présence, pas un
son, sauf des hommes
en armes, 
et mes talons.








*







Ligne 5



Souvent, je scrute le visage des gens pour y trouver une qualité humaine. C'est peine perdue: leur expression me reste désespérément cryptique. Surtout dans le métro, où chacun traverse les fleuves des Enfers à toute allure.

La ligne 5 fait exception à cette règle, quand elle sort de terre pour s'élever dans les airs comme un manège.

Voici la Seine en hiver. Les bâtiments qu'elle borde semblent endormis dans leur beauté toute gantée de gris. Et voici le quartier des passages : le jardin, la gare, l'hôpital.







*







Père-Lachaise



J'habite près du cimetière
le plus célèbre au monde.

Je redoute plus que tout
les memento mori ;
Aussi ai-je toujours évité
ce site aux allées
ombragées, qui grimpent

vers la banlieue. Jusqu'au
jourd'hui, où je regarde.
Les oiseaux jouent 
de chapelle en chapelle 
et monument funéraire.

Le vent est si fort qu'il
pourrait nous déraciner :
moi-même qui contemple 
et les morts nourrissant 
érables et tilleuls,

chênes et marronniers,
les morts qui sont partout 
et nulle part à la fois,
présents, mais cachés,
comme on le dit de Dieu.







*







À la nuit



Deux heures et trente minutes dans les trains de banlieue. En hiver, ces trajets ne connaissent que les nuits et leurs ciels superposés : vitres, fleuves, tout est ciel quand il fait sombre. Sur les pavillons indistincts, ils promènent de gare en gare leurs rangées d'astres électriques. Je suis reconnaissante à l'obscurité d'animer les espaces qu'on ne visite jamais, comme s'ils n'étaient conçus que pour être traversés. Les nuits éveillent les vies ainsi que des nuées de poussières, démultiplient les lieux et, de manière paradoxale, ce sont elles qui préservent ce qui semblait éteint. Le monde, au lever du jour, en paraît plus désert.








*







Rue Saint-Dominique 



Sept ans et je reviens
par ce chemin 
de biais
à travers la pelouse

Le quartier est resté
absolument semblable
au temps où j'y vivais

mêmes cafés
mêmes boutiques

même mendiante
sur les marches
de l'église

elle seule me reconnaît







*








La baroudeuse



De mon errance à travers le temps, il ne me reste que les débris. Ma mémoire les trame de fils invisibles, et les juxtapose comme des îles que l'on rassemble pour en faire le continent unique de sa vie.

Ce continent, j'ai exploré ses routes dans l'ignorance de leur nature. J'ai fouillé ses lieux sans savoir qu'y chercher, avant de les délaisser aussi mystérieusement que je m'en étais éprise, rassasiée de leur pauvreté.








*







Rue de Bagnolet



La rue dévale
la lumière orageuse
dans la chaleur
étouffante.

Il y a des kébabs
dont l'odeur
d'agneau grillé
est celle des dieux
anciens.

On raconte
qu'ils se sont retirés
loin d'ici
en eux-mêmes :
montagnes, forêts, 
océans ou Enfers.

Mais le sacrifice
qui fait saliver
les humains
n'a pas de pays
ni de terme.







*







Mémorial



Nom 

Prénom

Numéro de convoi


Ville de naissance

inconnue


Pas d’adresse

Pas de famille








*







À la ménagerie



Quel spectacle !
Des humains,
les visages semblables,
adultes, enfants,
chapeaux et lunettes,
portables. « Oh ! 
La panthère,
tu as vu la panthère ? ».
Ni neiges, ni steppes,
mais l'enclos 
d'un rêve lointain.
Sur la vitre, les reflets 
se rencontrent,
se séparent.
Moi aussi, on m'a volé
le monde, et je 
ne m'en souviens pas.







*








Square Boucicaut



Il fait le tour de son jardin
en sens inverse
des aiguilles d'une montre

Salope
Connard
Pétasse
Enflure
lance le clochard
aux badauds incrédules 
 
Mais quand il m'aperçoit
il fond en larmes

Vous êtes la seule
qui m'ait aimé








*






La cour



Tache de souvenir. Mon petit cloître. Un battement de joie fait ricocher le temps.

Paroles de fenêtre à fenêtre. Désirs furtivement en place. On est samedi, j'ai revêtu ma robe lyrique.

Ton visage glisse dans le soleil comme un feuillage.






*

















*








Lettre à



Chaque mot palpite dans l'air comme un secret, et même l'espace est un vacillement. 

C'est pourquoi j'aime marcher à vos côtés.

Je me voulais farouche 
Comme une bête
Blottie sous mon image

Mais vous me faites changer d'avis. 

Saurai-je trouver en vous des cachettes où passer mes hivers ?

On aperçoit à peine un mince liseré de joie au revers de nos manches. Du moins l'aperçoit-on.

Tendrement.







*








Vieille-du-Temple



Comme ils pâlissent
les souvenirs mis sous cloche
juste avant la Toussaint

D'un autre automne
on a voulu conserver la lueur
jaunissante
les contours vagues

Sur des nappes brodées d'or
une image de l'apôtre
saint Jude

Pèlerin des effacements
je veux la buée
de ta mémoire sur le verre

je veux ton œil
où toute chose s'anime
avant qu'un blanc manteau
ne la recouvre








*










Après la psy



"Tout est dit"
disais-tu

Et tes yeux
accaparés par
tes pensées 

oubliaient de
regarder la rue










*










Saint Martin



Nous voyageons, semble-t-il, sous le manteau d'un homme endormi. Un parfum de fleur s'en exhale au plein cœur de l'automne pour se mêler à nos délices.

Nous traversons des gares et longeons les chemins qui les relient. Nous ne portons pour tout bagage qu'un gris-chaud dans le ventre, et les trains que nous n'avons pas pris ne réveillent plus en nous la moindre nostalgie.

Nous partageons chacun la moitié d'ombre d'un bonheur, mais n'est-ce pas nous dire adieu ? J'égrène à Saint-Martin le fil des jours comme un rosaire, laisse-moi t'en faire encore l'aveu.








*










Cité



Détour par
l'île de la Cité :

les ponts et
la Seine
sous le dôme
de la brume

Mon beau jardin
d'automne

La gangue 
dorée du froid 
m'enserre 
comme un corset











*







Tu es belle



"Madame, tu es belle"
crie l'enfant à la fenêtre
à chaque femme
qui passe.

D'être répétés, les mots
devraient perdre 
leur valeur, monnaie
usée, obsolète ;

mais je les crois vrais
quand tintinnabule
leur grelot si léger 
au-dessus de ma tête.







*






Les singes



Cramponnés à la fourrure
rousse et ocre des adultes, 
des tamarins-lions, 
de quelques semaines.
"Famille des Callitrichidae"
est-il écrit sur un panneau 
que tu ne sais pas lire, 
toi qui de peu les précèdes 
en ce monde, petite humaine.
"Des singes marrants",
dit une fillette. Portée
par tes parents, impassible,
tu les contemples
de l'autre côté de la cage, 
Sapiens sapiens.







*








Épilogue



Je me promène dans Paris, le cœur vacant. Inutile comme un dimanche ambulant. J'encombre les rues, les regards, les souvenirs.

À 16h, tu dégringoleras la montagne Sainte-Geneviève. Je te rattraperai en bas. Nous irons longer le fleuve.

Reine et roi.












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