Douce-amère
















Soninka



_ Ça m'arrive d'être rêveuse comme tout un chacun, ou plutôt comme deux, comme dix chacunes ! 
Son rire franc fut suivi d'un silence. Il reprit le fil de la conversation. Des philosophes qu'il fichait à nouveau, qu'il se flattait de mieux cerner, les émissions de radio qui en faussaient le sens. Le Balzac qu'il venait de lire, un "Balzac mineur". La première neige de l'année mouchetait les fenêtres d'éclats bleutés. Soninka ne parvenait pas à se concentrer sur ce qu'il racontait. Elle pensait, en voyant les pelouses se couvrir de flocons, au jardin de sa mère qu'on avait domestiqué. Il y poussait autrefois, de manière anarchique, des sorbiers oiseleurs et des rosiers sauvages. On avait depuis dégagé des allées, taillé des arbres. Pourquoi ne parvenait-elle pas à se le pardonner ? "Personne n'a vraiment compris son séminaire sur Hegel". Cette remarque la tira de sa torpeur. Elle hocha la tête d'un air concerné, en espérant qu'il ne lui demanderait pas son opinion sur le sujet. "Il doit me trouver complètement cruche ... Qu'importe". Les cristaux de glace collés aux fenêtres assombrissaient un peu la pièce. "Je suis si distraite ...". Quelques années auparavant, il avait tenté de publier un livre inspiré d'elle. Cette œuvre, elle l'avait lue avec curiosité, s'amusant des détails authentiques ; elle avait néanmoins eu l'orgueil de croire que le modèle débordait la copie. Elle ignorait quelle part elle offrait au songe, elle qui était si songeuse. "Les cercles de nos rêves ne se croisent pas, c'est sans doute le tragique de notre relation". Ce décalage se ressentait à chaque fois qu'ils discutaient, raison pour laquelle ils ne pouvaient avoir de véritable échange, mais l'homme ne pas s'en apercevait pas. Il lui présentait des livres de photographes célèbres, visions également oniriques, rêves de rêves pour ainsi dire. Sa voix était aussi sourde que les flocons qui voltigeaient. "Nous nous sommes toujours manqués", constata-t-elle en l'observant à contre-jour. Elle s'avoua soudain qu'on n'avait pas su atteindre non plus les rêves de sa mère, que matérialisait son grand jardin. On les avait saccagés après sa mort. Peut-être avait-on fait un sort à cette absence contre laquelle on avait tant lutté, cette sorte de défection, d'accomplissement secret. En cela, elles étaient similaires, l'une poursuivant malgré elle, non le rêve de l'autre, mais sa fuite par le rêve. Soninka aurait voulu que ses réflexions à elle eussent un support, un cadre, ainsi que les photographies, témoignages et sanctuaires. Elle était obsédée par les traces, des traces tangibles et minérales, qu'on garderait intactes. Dans un livre, tout était informel. À l'extérieur, l'hiver n'en finissait pas de bercer la ville d'une fugace chanson de neige.










*******










La consolation



Elle ne faisait jamais l'aumône aux personnes qui mendiaient lorsqu'elle était accompagnée. Elle restait interdite, honteuse, prise en tenailles entre la culpabilité de ne pas donner et un sentiment d'indécence à exposer sa générosité, aussi limitée fût-elle. Elle fixait ses chaussures sans même vérifier si une pièce traînait au fond de son sac. Le don était pour elle intime, et non une manifestation de grandeur d'âme ou de puissance. Elle ne pouvait le faire qu'à l'abri des regards, ou d'un mouvement vif, susceptible de passer inaperçu dans l'agitation de la ville. Souvent, il éveillait l'envie de s'enfuir ou de se cacher, comme si elle ne pouvait assumer la sorte de supériorité qu'il lui conférait, ce pouvoir sur autrui qui l'effrayait profondément.
Ainsi, en recevant le billet tire-bouchonné qu'elle lui avait tendu les paupières baissées, un homme lui avait-il murmuré : "Que Dieu vous bénisse", la voix pleine de compassion plutôt que de gratitude. C'était cocasse d'être plainte par celui-là même qu'elle secourait. Peut-être avait-il senti combien elle avait besoin d'être consolée.
















Commentaires