Amélia
Amélia S. était une femme d'une grande courtoisie et d'une discrète mélancolie. On trouvait difficilement lectrice plus érudite, ni plus soucieuse de dissimuler son érudition. Il arrivait que l'on découvrît tout à fait fortuitement l'étendue de ses connaissances dans des domaines qu'elle n'avait jusqu'alors jamais mentionnés au cours des conversations.
En s'attardant auprès de sa bibliothèque, on pouvait remarquer sur la première rangée :
_ L'anatomie de la mélancolie de Robert Burton ;
_ Les anneaux de Saturne de W. G. Sebald ;
_ Le théâtre du monde de Dame Frances Yates ;
_ Le Journal intime de John Dee (mathématicien du XVIe siècle féru de mystique et de magie).
Amélia S. aimait se promener dans les lieux que citaient ses ouvrages favoris, croyant confusément y retrouver l'âme de leur auteur. Elle avait pris pour habitude de noter ses rêves au réveil, malgré sa conviction qu'on ne pouvait les interpréter. Elle se défendait au demeurant d'être superstitieuse.
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Fingal
C'était un homme trapu à la démarche légèrement boiteuse. Le cordon de nylon bleu qui faisait le tour de son crâne n'empêchait pas ses lunettes de glisser de son nez, ce qui provoquait soupirs, jurons et gestes agacés. Sa connaissance de la littérature contestataire étasunienne lui valait néanmoins la sympathie des jeunes révolutionnaires du club de lecture local, même s'il rappelait souvent la position somme toute modérée de beaucoup des artistes composant sa collection.
Voici quels ouvrages figuraient dans la pile la plus proche de son lit (Fingal n'avait pas à proprement de bibliothèque, mais des tas de livres) :
_ Le livre de Yaak : Chronique du Montana de Rick Bass ;
_ A Wild Patience Has Taken Me This Far d'Adrienne Rich ;
_ Mon Ántonia de Willa Cather ;
_ La ballade du café triste de Carson McCullers ;
Amélia ne pouvait oublier le regard déçu qu'il avait posé sur elle le jour où elle avait renoncé à lui emprunter Les raisins de la colère de John Steinbeck, un auteur qui lui était particulièrement cher depuis sa lecture de La perle à l'âge de douze ans, un moment de la vie où la prise de conscience des injustices "vous marquent au fer rouge", comme il le disait lui-même. Il répétait ces mots avec bonhomie, leur charge émotive s'étant émoussée avec les années, si bien que pour cette révolte initiale subsistait surtout une forme de tendresse.
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Anne-Rose
Anne-Rose F. ne lisait pas de romans ni de pièces de théâtre. Quand on lui demandait pourquoi, elle répondait, après un instant de réflexion, qu'elle n'aimait pas "imaginer", ou alors très peu, ce qu'il fallait pour habiller les choses, le minimum de décors. Elle ne savait pas pourquoi la poésie faisait exception. "Peut-être parce qu'elle compose avec des vérités ?", tentait-elle avec une moue. Elle n'avançait jamais rien sans avoir l'air de douter de ce qu'elle disait. Une prudence qu'exprimait aussi son petit rire cristallin, à la fois timide et sincère, un rire qui faisait souvent office de ponctuation à ses phrases.
Anne-Rose avait caché ses recueils dans une armoire, mais sur son bureau étaient empilées diverses traductions des poèmes d'Anna Akhmatova :
_ Requiem, traduction de Paul Valet.
_ Anthologie, traduction de Jacques Burko.
_ Requiem, Poème sans héros et autres poèmes, traduction de Jean-Louis Backès.
_ L'Églantier fleurit, et autres poèmes, traduction de Marion Graf et José-Flore Tappy.
_ Requiem et d'autres poèmes, traduction d'Henri Deluy.
Elle indiquait posséder d'autres recueils encore, ainsi que des journaux, des témoignages et des essais de contemporaines russes. Anne-Rose était dotée d'un goût pour l'abstraction qui n'excluait pas la précision ni le sens du détail. Lorsqu'elle citait des ouvrages étrangers, elle s'attachait à en déployer les interprétations multiples, mot après mot, avec un plaisir évident.
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Premières lectures : anthologies
Le premier livre qu'Anne-Rose avait passionnément aimé était une anthologie de poèmes de langue française. Enfant, elle se répétait particulièrement les vers de Marceline Desbordes-Valmore et de Stéphane Mallarmé. Amélia, elle, n'avait gardé le souvenir que d'un ensemble de contes de fées : "Il était une fois un loup, une biche, une sorcière ...". Amélia ne cessait d'habiter le pays du merveilleux, parce que c'était là que "tout entière elle [se] retrouvait". "Plus les marques de fictions abondent, plus ce qui est narré m'est proche", ajoutait-elle. Fingal acquiesçait : "Il faut une grosse dose de vérité pour confectionner des mensonges". Anne-Rose aurait voulu connaître ce sentiment, mais cette contrée lui échappait comme quelque chose qu'on ignorait avoir perdu.
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Nora
De part ses airs de femme de lettres aristocrate, Nora J. en intimidait plus d'un. C'était Amélia, dont elle était la proche amie, qui l'avait présentée au club de lecture local. Nora était pétrie de culture classique, amatrice de beau style et féministe convaincue. Elle recevait chez elle avec cette politesse pleine de décontraction qui est le signe de la plus haute distinction. Nora n'était pourtant pas issue d'un milieu aisé : elle semblait devoir ses manières à toutes les dames de la noblesse qu'elle avait lues avec passion.
Dans sa bibliothèque, Nora avait mis quelques œuvres en évidence :
_ Ourika de Claire de Duras ;
_ Les Lettres de Madame de Sévigné, Julie de Lespinasse et Madame du Deffand ;
_ L'Heptaméron de Marguerite de Navarre ;
_ Le Discours sur le bonheur d'Émilie du Châtelet ;
_ La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette ;
_ Les romans de Virginia Woolf.
Ces lectures étaient aussi bien la marque d'un engagement politique que d'un certain snobisme, d'ailleurs revendiqué avec amusement. Nora appréciait les textes rares et anciens, qu'elle citait et défendait loyalement non sans une pointe de cuistrerie.
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Iñacio
Iñacio A. fréquentait peu les librairies. Ce grand lecteur récupérait les romans que sa voisine lui donnait, et complétait ce stock par quelques achats au marché d'occasions le vendredi. Lui-même ne gardait presque rien, préférant disperser les œuvres chez les gens ou dans les "boîtes à livres" mises à disposition par la ville. Ainsi ne possédait-il pas de bibliothèque, mais des piles à la composition éphémère, à l'exception de celle qu'il avait placée sous sa table de chevet. On n'y trouvait que des romans d'Agatha Christie. Tous les ans depuis l'adolescence, il les relisait un par un.
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L’araignée
Elle s’était installée dans ce coin d’ombre et de poussière, un peu à l’abandon derrière une pile de manuels scolaires qui n’étaient plus d’aucun usage. Elle avait subrepticement, mais très délicatement, tissé sa toile entre les tranches des livres, qui se trouvaient ainsi liés de fils presque invisibles. Petite, frêle, le corps pas beaucoup plus gros que la tête d’une épingle, elle était discrète, et néanmoins sa présence rendait cet espace habité, même si elle accusait du même coup une certaine relégation. L’araignée était la gardienne des bouquins remisés, des collections encombrantes, jugées inutiles, mais que par un drôle de scrupule, on n’osait pas jeter. Elle en avait fait son repaire, entre deux nettoyages de printemps, et guettait patiemment les visiteurs imprudents, les proies qu’un œil humain pouvait moins encore distinguer.
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Sous le regard d'autrui
"On doit toujours ses lectures à autrui", remarqua Iñacio. "Moi, j'ai récupéré les romans de mes parents, de ma voisine ou d'inconnus". Anne-Rose partageait ce constat, ayant souvent échangé des recueils poétiques avec d'autres passionnées. Amélia en revanche n'était pas entièrement d'accord : elle passait de longues heures à flâner dans les librairies pour provoquer l'imprévu. Mais tout aussi souvent, elle se fiait à ses auteurs favoris ou à ses amies, en particulier Nora, laquelle reconnaissait du reste la réciprocité de cette influence. Cette dernière fit néanmoins valoir le poids de ses études dans la constitution de sa bibliothèque, et notamment le besoin d'être reconnue comme une personne cultivée selon les critères de la bourgeoisie élitiste. Fingal restait songeur. De son côté, c'était l'amour qui avait formé ses goûts, non tant par des discussions de couple, qu'à travers le regard imaginé d'une femme dont il n'était pas aimé en retour. "Je lisais ce qui aurait pu lui plaire, ce qu'elle aurait approuvé. Au fond, je n'en savais rien. C'est une fiction, une pure fiction, qui a donné son image à ma bibliothèque pendant plusieurs années".
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L'amour d'Amélia
"Je ne ressens d'abandon que dans une frénésie de lecture, où mes mains ouvrent, plient, caressent les pages. Ma bibliothèque me tient lieu d'amour, avec sa hâte et sa volupté, son ardeur, sa fidélité. Longtemps je me suis demandé si je saurais sortir de ce jardin des délices aux murs de papiers, trouver d'autres compagnies. Autour de moi tout n'est qu'ordre strict et lumière trop tranchante. Je préfère la nuit".
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Les jeux
Anne-Rose regardait songeuse les vitrines d'un magasin de jouets, tandis qu'Amélia, Fingal et Nora faisaient des courses dans une boutique adjacente. Les motifs criards des tissus, les larges sourires des pantins, les poupées apprêtées, tout lui semblait faux, d'une joie forcée qui la mettait mal à l'aise. Ses amis la trouvèrent immobile au milieu du trottoir, la bouche légèrement pincée. Fingal lui demanda si elle se sentait mal. Un peu engourdie par les pensées d'où elle venait d'être arrachée, Anne-Rose secoua la tête : "Non, non. C'est juste que ce monde factice créé pour les enfants m'attriste". Elle désigna du menton la vitrine où les jouets paraissaient refléter encore la raideur qui avait été la sienne quelques minutes plus tôt. "Les adultes contrefont un esprit qu'ils se rappellent à peine. C'est du moins l'impression que j'en ai ... Elle est sûrement excessive. Oui, j'ai l'impression que cet esprit est un fantasme d’adultes. L'ensemble en est venu à former le répertoire des bambins. Néanmoins, petite fille, je n'étais jamais dupe. J'étais partagée entre la pitié devant l'échec de ces manigances, et la colère qu'on ait voulu me berner". Fingal, qui percevait à quel point les normes étriquées des adultes transpiraient dans le répertoire en question, abonda dans son sens, non sans renier les jeux et les histoires qui l'avaient aidé à se faufiler dans un univers bien cruel, comme des échappatoires ou encore des mains tendues. Ils s'éloignaient tous les quatre en silence, quand Amélia se souvint d'une conversation récente : "Anne-Rose, c'est pour ça que tu n'aimes pas les contes ?". "Je crois que ça y participe. Ils racontent la violence, la fourberie, le malheur. Leurs fins irréelles ne nous leurrent pas : ce sont des tours de magie, des illusions par lesquelles le temps est aboli. Comme si l'au-delà de ces misères était, au fond, inconcevable. Ils ne sont que le revers de la tragédie". "Tu as raison, et je comprends ta réticence", admit Amélia. "Mais je repense par exemple aux contes d'Andersen, à la poésie bleutée qui en émane. Le manteau de mélancolie dont ils m'entourent me protège".
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La bibliophilie
Avec l'un de ses premiers salaires d'enseignante agrégée, Nora s'acheta une édition illustrée des œuvres complètes de Colette. Les dessins aux couleurs chatoyantes et les reliures ciselées dataient des années 1950, ce qui la remplissait d'admiration et de fierté. Nora n'avait alors rien d'une bibliophile, mais son attention aux objets précieux pouvait l'engager dans cette voie. Ses amis du club de lecture haussaient les épaules. "Un livre, ça se traîne, ça s'écorne, ça se tache", marmonne Fingal. L'œil rieur, Amélia la mit en garde : "La bibliophilie, c'est la maladie des gens qui ne lisent plus". Anne-Rose trouva la plaisanterie injuste, couvant du regard ses recueils aux couvertures multicolores : "Cet aspect n'est pas négligeable. La beauté matérielle fait partie de la poésie, de son rythme, de ses respirations, de sa danse aussi". "Moi, je m'en moque", rétorqua Fingal. "Quand je lis, paradoxalement, mes yeux ne voient plus le papier sur lequel les lettres sont couchées. Un second regard s'ouvre, et il est intérieur. Ça fait la nuit sur tout le reste". Possesseur temporaire de livres d'occasion destinés à d'autres mains, Iñacio ne put qu'approuver. "Je ne sais pas", finit par murmurer Amélia. "Après tout, je me souviens encore du vent qui soufflait entre les pages des Vagues de Virginia Woolf. Comme si les sensations tactiles, les odeurs et les sons s'engouffraient dans les espaces imaginaires. Comme si on ne pouvait plus jamais les détacher du souvenir qu'on en garde ... Je ne sais pas. Mais mon exemplaire est très abîmé. J'aime qu'il le soit : sa peau est ridée ainsi qu'un vieux baroudeur".
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Rituel d'Anne-Rose
"Assise dans un café, j'ouvre un recueil. Je porte à mon nez les papiers imbibés de parfum que j'y avais glissés quelques temps auparavant, puis les replace sans ordre entre les pages. Cela ressemble à un acte propitiatoire, ou alors, si cette image vous paraît trop solennelle, à la mise en appétit que constitue l'apéritif. Je respire l'odeur du livre mêlée à celle des muscs, des fleurs, des ambres ... Et picore deux ou trois poèmes au hasard".
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Rachel
Elle qui avait fait de longs voyages et appris de nombreuses langues, elle conservait en matière d'art un enthousiasme de novice. Les réactions spontanées de Rachel W. à la littérature se déclinaient sous trois expressions : "très top", "fort chouette", ou un simple "super" qui faisait traîner le "u" pour donner de la force à l'exclamation. Face au déplaisir ou à la tiédeur, elle n'avait pas de mots, mais un sourire indulgent. Rachel manifestait une prédilection pour les œuvres traduites. Tous les continents et idiomes l'intéressaient sans discrimination aucune, et lorsqu'elle était en mesure de les comprendre, elle appréciait les lectures en langue étrangère. Elle recevait chez elle dans une tenue peu apprêtée, un tee-shirt trop large et un short, les pieds nus.
Sa bibliothèque croulait sous les livres. Les étagères les plus hautes s'étaient effondrées, et sur le sol gisaient une bonne quinzaine d'œuvres, parmi lesquelles :
_ Notes de chevet, de Sei Shonagon ;
_ Sentinelles de la nuit, de Silvina Ocampo ;
_ des romans étasuniens prêtés par Fingal.
Rachel papillonnait d'un livre à l'autre, s'interrompait, se raccrochait à nouveau au sujet d'origine, digressait, puis proposait de but en blanc de boire une bière. Elle s'asseyait la mine satisfaite, soupirait d'aise, et regardait sa montre : le temps était si vite passé.
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Le baptême du Groupe des Cerisiers
C'est Rachel qui la première en parla. Elle était si emportée par sa lecture qu'elle ne put s'empêcher d'en rendre compte par sms à Fingal et Amélia. Six mois plus tard, les six amis se réunissaient sous les cerisiers du jardin collectif attenant à la résidence où vivait Anne-Rose. Assis en tailleur sur des plaids, des chips et des fruits placés au centre de leur cercle, ils s'apprêtaient à partager l'un de ces moments à la fois simples et lumineux qui peu à peu les avaient liés. Fingal secouait L'accordeur de silences de Mia Couto avec ferveur, ses lunettes tressautant sur son nez : "Il faut lire ce chef-d'œuvre". Rachel fit la présentation du livre avec moult superlatifs, soutenue par les hochements de tête convaincus d'Amélia. Iñacio, Nora, et même Anne-Rose s'engagèrent à le découvrir, acceptant joyeusement cette parodie de conversion.
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Les amulettes de Rachel
"Je ne peux pas sortir sans livres. Mes sacs et mes blousons possèdent tous assez d'espace pour en contenir au moins un. Mais la plupart du temps, j'en emporte plusieurs : un roman, un recueil de poèmes, une œuvre de sciences humaines. Une bibliothèque ambulante, mon corps chargé de pages comme un oiseau couvert de plumes. En l'absence des livres, je me sens nue, exposée, vulnérable. Ce sont mes amulettes".
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Locus amœnus : Anne-Rose
"La sexualité avec les hommes m'a longtemps semblé requérir l'apprentissage d'une langue étrangère, comme s'il fallait distribuer de nouveaux noms aux réalités connues. Par exemple, "la chatte" pour désigner mon sexe, mot que je n'employais jamais. Pour tout dire, je le l'aimais pas, j'y voyais une maladroite tentative d'annexion, ce que font les explorateurs lorsqu'ils imposent une appellation à un lieu qu'ils croient être les premiers à découvrir. Je leur permettais avec une indulgence secrète de l'utiliser malgré tout, n'étant pas à une concession près, mais mon esprit le rejetais. Par ailleurs, il me rappelait mon cousin F., obsédé par les "chattes" à une époque où je pensais naïvement qu'il s'agissait d'animaux : expression ridicule, puérile, dont l'absence de relation entre les sens propre et figuré me décevait. Néanmoins, abstraction faite de ces vieux souvenirs, il fallait admette que ce terme n'était pas le seul à susciter ma désapprobation : je m'étais révélée très puritaine en matière de mots. Jusqu'au XIXe siècle, on banissait de la poésie ce qui était ordinaire, trivial, populaire, en faveur d'un vocabulaire jugé plus noble. Un paysage lexical choisi, recréant un monde précieux, borné, à part. Poétesse du XXIe siècle, j'appliquais cette exigence au sexe. Point de "bite", point de "cul", point de "branlette", ces mots étaient proscrits, avilissants pour leurs objets. Je me demandais pourquoi. Mon corps est un temple, me disais-je, ou encore : le sexe est le dernier refuge d'une manière de poétiser, mon locus amœnus, sensible et livresque. Impossible de le profaner".
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Souvenir d'enfance
"Amélia, dépêche-toi de faire ton choix. Trois livres, pas plus !". Médiathèque municipale. Un quota de trois livres à emprunter. Deux étaient calés au creux du coude de la petite fille, un recueil de contes et une histoire de fantômes. Lequel ajouterait-elle ? Le bleu, avec ses lettres d'or en relief ? Ou le rouge cramoisi ? Ou les couleurs acidulées de cet autre, sur l'étagère du bas ? Ouvrages enrobés de couvertures séduisantes, comme des bonbons aux saveurs mystérieuses. Amélia hésitait, inspectant le moindre détail. Elle aurait voulu remplir ses poches de livres et les emporter en cachette ; mais quel scandale si elle avait été découverte ! On ne l'aurait plus laissée revenir dans ce lieu qui avait pourtant l'inconvénient de sentir le plastique et la moquette défraîchie. Elle imaginait sans peine le regard réprobateur de la bibliothécaire à l'accueil, elle qui semblait déjà se méfier des enfants. Amélia observa désespérément les rangées où chaque tranche se voyait apposée une étiquette orange, sceau dont étaient marqués les livres. "Amélia, ça fait déjà trois-quarts d'heure ! Je vais t'abandonner ici, tu dormiras sur la moquette". Tant pis, il fallait s'en remettre au hasard. La fillette prit une profonde inspiration : ce serait le roman à la couverture cramoisie. Sous le titre prometteur, deux chiens en imperméables lui adressaient des sourires engageants. Les emprunts furent enregistrés et glissés dans un sac. Assise au fond du bus en route vers la maison, Amélia, qui contenait mal son impatience, ouvrit les trois œuvres les doigts tremblants, parcourut fébrilement un paragraphe sur un grenier hanté, contempla l'illustration d'un conte. Par où commencer ? Ce dilemme était sans fin.
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La traque : Amélia
Elle plisse ses yeux de myope, et scrute les noms des dramaturges par ordre alphabétique ... R ... S ... T ... Amélia est si souvent venue inspecter ce rayon sans y trouver ce qu'elle cherchait. Il n'est pas là, il n'est pas là : l'édition est depuis longtemps épuisée, de sorte que son espoir d'en acquérir un exemplaire d'occasion reste mince. Elle traverse plusieurs quartiers, entre dans une autre librairie, fouille des cartons, déplace des piles, monte une échelle. Il est là. Ariane, de Marina Tsvetaïeva. Elle s'exclame devant les mines éberluées des badauds : "Je l'ai !", en se laissant glisser le long des barreaux. Amélia paie la pièce de théâtre à la couverture jaunie, emporte son butin, et téléphone à Anne-Rose : "Je l'ai ! Le Tsvetaïeva qui nous manquait ! Je l'ai !".
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Épigraphes
Amélia envoyait parfois des citations à Anne-Rose par sms. "Et si tu les plaçais au début de l'un de tes recueils ?", lui suggérait-elle. Son amie répondait qu'elle en avait tant reçu qu'elle devrait constituer une anthologie d'épigraphes, livre-bibliothèque et roman épistolaire, puisqu'il refléterait le lien singulier entre les deux femmes. "Un collage de citations serait un parfait poème d'amour", hasarda un soir Anne-Rose. Elle avait un peu bu, ses lèvres avaient rougi, et pour chasser les mèches rebelles qui tombaient sur ses yeux, elle avait des gestes hésitants. Dans ce texte seraient condensées les autrices qu'elles admiraient, les œuvres qui les passionnaient, les références qui nouaient des sensibilités communes. Les mots des autres chanteraient, en un chœur dispersé, ce qu'elles n'osaient s'avouer. Amélia promit qu'elle lui offrirait une telle compilation en l'honneur de leur amitié.
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Manigances
Dans une librairie, Anne-Rose trouva des piles de recueils d'une même maison d'édition. Elle les avait tous lus. Songeant aux prochains clients, elle plaça ses préférés au-dessus des autres, en évidence. Elle faisait partie des gens qui aiment donner un coup de pouce au hasard des rencontres.
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Biographie d'un livre
Il l'attendait sur la table d'une librairie, revêtu d'une couverture grise et verte représentant des vagues. Il venait de Grande-Bretagne, et plus précisément de l'imprimerie "Clays Ltd, St Ives PLC". On le feuilleta rapidement et l'acheta, le nom de son autrice, dejà bien connu, inspirant confiance. Le lendemain, sa lecture commençait sur les terrasses venteuses d'une petite ville de Province, quelques jours avant l'été. On le jeta dans un sac à dos, le tacha dans un train où un billet lui servit de marque-page, le rangea dans une étagère parisienne, l'emporta dans une valise, lui fit prendre son envol dans la soute d'un avion, et le rouvrit dans la montagne calabraise. Du sable et des embruns s'y glissèrent, le parfum des citrons, un peu d'amertume aussi : on le lisait au moment d'un chagrin d'amour ; on y pensait en flottant sur la mer, les yeux embués fixés vers le ciel. Achevé, il revint à Paris, puis une seconde lecture suivit, en Allemagne cette fois-ci, dans des musées et des chambres d'hôtel. Sa couverture se déchira, son papier se défraîchit, mais ses mots conservaient leur force première pour qui les parcourait fébrilement ces vacances-là. Après quoi, on le posa en évidence dans une bibliothèque, parmi d'autres œuvres de la même romancière. On y jette un œil de temps en temps pour en raviver le pouvoir, vieux grimoire plein de soleil et de souvenirs.
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Conversation IV
"J'ai été une petite fille seule. Rêveuse, et seule. C'est peut-être pour ça que j'ai développé très tôt le goût des livres ?", avança Anne-Rose autour d'un café avec ses amies. "Oh tiens, moi j'aurais dit que j'avais remporté cette solitude comme une victoire : cette sorte de tranquillité était difficile à trouver à la maison, avec mes frères et sœurs. Mais quand je me blottissait dans un coin avec un livre, j'obtenais le droit d'être seule, on murmurait "chut ! Nora lit", et alors un silence respectueux s'installait". Rachel mordit pensivement dans un gâteau, puis ajouta : "C'est pareil pour moi, la lecture représente une pause dans un quotidien plein d'animation et de bruit. Toutefois ...", ses yeux se perdirent vers la rue, "elle n'est pas tout à fait synonyme d'isolement. Elle est très peuplée, cette solitude, vous ne trouvez pas ?". Elle fouilla dans son sac et en sortit Le bel été de Cesare Pavese : "Cet auteur, c'est toi, Amélia, qui me l'a fait découvrir. Quand je le lis, je t'y sens étrangement présente, ou en tous cas je pense à toi". Anne-Rose acquiesça : "C'est ce que soutient Fingal, me semble-t-il. On ne peut se plonger dans une œuvre sans être accompagné, d'une certaine façon".
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L'amitié sans paroles
Ils s'étaient connus à la petite école des Maronniers, lui, discret et timide, elle, joviale et fougueuse. Jusqu'au lycée, ils s'étaient peu adressé la parole. Iñacio datait les débuts de leur amitié au jour où Rachel lui avait demandé ce qu'il lisait durant l'étude. Un roman de science-fiction, qu'elle avait également parcouru : "Mais ça ne t'ennuie pas ? Il est un peu vieillot". Cela n'avait pas d'importance, puisqu'il souhaitait avant tout se distraire. L'argument la fit sourire : ils avaient en partage un même bonheur de lire, sans plus d'enjeu que l'évasion. Dès lors, ils avaient pris l'habitude de se taquiner sur leurs goûts respectifs, de s'échanger des livres. Ils n'avaient nul besoin de disserter sur cette passion ; chacun se sentait à l'aise dans un silence mutuel. Le deuil des parents d'Iñacio avait douloureusement renforcé ce lien, Rachel étant devenue le seul témoin de son enfance parmi ses proches. Cette mémoire silencieuse, un mélange de pudeur et de complicité, leur avait rendu chère une si longue relation. Pour des amoureux des livres, ils plaisantaient de leur manque de conversation, de correspondances enflammées, de romanesque si l'on peut dire. Ils n'avaient d'autres mots à s'offrir que ceux des livres aux pages cornées, et cela suffisait.
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Matins : Amélia
"Il y a en moi une infinité de lectrices : je suis la somme d'émerveillements, de suites de mots apprises par cœur, d'ignorances et d'oublis. De lectures passées et à venir, ennuyées ou voraces, distraites ou appliquées. Si je tends le bras pour saisir un livre dans la bibliothèque qui surplombe mon lit, si je consulte une page au hasard (ce que je fais souvent), ce geste modifiera toute l'équation de mon expérience. Plus encore, je suis suprises par les appréciations diverses que je peux avoir des œuvres, comme si mon goût se reformait sans que j'en aie conscience. C'est ce que je me dis le dimanche matin le dos calé sur mon traversin replié, un café refroidi posé au bord d'une étagère, la connaissance à portée de main, avec ses possibilités vertigineuses. Mes dimanches matins sont toujours très métaphysiques, nourris de bribes de phrases que mon regard attrape dans un demi-sommeil".
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Balzac féministe
"Je tiens l'amour pour une convention littéraire", déclara Nora, afin d'éveiller d'une boutade une conversation sur de tristes expériences sentimentales. "Voyez-vous, je m'en méfie. On dit que ça vaut mieux, quand on aime lire des romans". "Et qu'on est une femme", ajouta Rachel. Anne-Rose leur jeta un regard furtif, paupières légèrement baissées, de peur de laisser deviner ce qu'elle pensait : "Vraiment ? Tu t'y refuses, Nora ?". Elle espérait qu'on n'avait pas décelé dans sa voix le ton de l'ironie, de la connivence ou du sous-entendu. "À l'amour dans l'absolu ? Je ne sais pas. Ça n'existe pas dans l'absolu. En tous cas, je me méfie de l'amour décrit dans les livres". Amélia lui suggéra qu'elle avait trop pleuré sur le sort d'Emma Bovary, ce à quoi Nora renchérit : "Et puis la critique la présente comme une dinde, ça ne fait pas envie". Anne-Rose ne répondit rien. Elle s'identifiait beaucoup au personnage de Flaubert, et n'avait éprouvé pour elle que de la compassion, un peu honteuse par la suite de n'avoir pas perçu la moquerie dont elle faisait l'objet. "Amusant", avança-t-elle néanmoins après un temps de réflexion, "la façon dont la critique littéraire s'est ingéniée à nous mettre en garde contre les méfaits de la lecture, ou plus précisément ... De la mauvaise lecture. Même aujourd'hui, le message qu'on nous adresse à demi-mots, c'est qu'il ne faut ni imiter Madame Bovary, ni manquer d'observer qu'elle est une gourde. Si on loupe l'ironie, c'est sûrement qu'on n'est pas dignes d'un tel chef-d'œuvre, ou qu'on est aussi ridicules qu'Emma ... Et nous, les filles, sommes très vite soupçonnées de niaiserie. C'est fatigant de devoir faire mentir ce préjugé ...". Rachel hocha pensivement la tête, en se remémorant une expérience de son adolescence. "Quand j'avais seize ans", raconta-t-elle, "j'ai lu Le lys dans la vallée. On me l'avait décrit comme une belle histoire d'amour, ce qu'elle n'est pas du tout. Je l'ai trouvée révoltante. J'ai projeté ma vie, mon entourage dans les personnages : Madame de Mortsauf était ma mère, et les personnages masculins, cruels et veules, étaient les hommes de ma famille. Jamais plus je n'ai ressenti une telle indignation en lisant un roman. J'aurais voulu régler leur compte à ces Messieurs, car à travers eux, j'en voulais à un système social qui oppressait les femmes. Balzac, qui n'était pas féministe, n'aurait sans doute pas souhaité cette lecture férocement anti-patriarcale ; mais peu importe : il est mort. Et moi, petite jeune fille qui apprenait à me défendre, à résister et à lutter, j'ai puisé de la force dans cette œuvre. J'ai affûté mes arguments. Ça m'a aidée à grandir". S'en suivit un silence. Amélia jouait à enrouler ses cheveux autour de son doigt, ainsi qu'elle le faisait toujours lorsque les idées se bousculaient dans sa tête : "Moi aussi, je suis reconnaissante aux auteurs pour ce qu'ils m'ont apporté. Y compris, et surtout, le pouvoir de mal les lire".
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La bibliothèque universitaire : Rachel
Rachel aimait se rendre à la bibliothèque universitaire, qu'elle fût alors étudiante ou non. Ce lieu lui rappelait certains de ses premiers émois, derrière les larges baies vitrées qui donnaient sur le fleuve, dans une annexe un peu isolée du bâtiment. Le soir tombait paresseusement sur la jeune femme entourée de ses livres, des ouvrages qu'elle avait piochés pour le charme d'un nom, l'attrait d'une culture, la poésie d'un titre. Assise à sa table après les avoir portés à bout de bras, elle en saisissait un, le parcourait avidement, le reposait quelques instants, et en ouvrait un autre. Contes persans, flammes mystiques, journaux de courtisanes, prières antiques, elle était dépassée par la beauté à sa disposition, mais que sa seule personne ne pouvait épuiser. Elle se hâtait d'achever ses lectures, choisissait les quatre livres qu'elle avait le droit d'emporter, puis, les sirènes de fermeture retentissant à 20h, elle reposait à regret ce qu'elle n'avait pu feuilleter. La nuit, il lui arrivait de s'installer dans des bars à proximité de la fac, afin de se plonger dans les ouvrages empruntés. Quelles surprises pouvaient-ils donc lui réserver ? Elle ressentait une impatience mêlée d'excitation, ne pouvant se résoudre à en lire un à la fois. Les semaines écoulées, elle était également réticente à les rendre, d'autant qu'il n'était pas toujours aisé de les retrouver en librairie. Or, une partie de la bibliothèque dut être déménagée, ce qui se traduisit par un amoncellement de cartons sans doute destinés au pilon. Iñacio et Rachel vinrent tous deux récupérer des sacs entiers de livres, faisant plusieurs allers-retours comme s'ils déménageaient eux-mêmes. C'est ainsi qu'un bout de la bibliothèque s'ancra dans leurs bibliothèques respectives, lieu dans les lieux, comme des souvenirs de voyage.
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Sous le lit : Fingal
L'appartement de Fingal était petit, et les livres y prenaient de la place, plus envahissants qu'une invasion de sauterelles, au point qu'il déclarât n'être plus maître des lieux, mais habiter chez eux. "Donne-les, tu n'en reliras que très peu", lui conseillait Iñacio, ce à quoi Fingal ne pouvait tout à fait se résoudre. Ses nouveaux achats finissaient par s'entasser à l'ombre, sous son lit, en attendant d'être lus. "J'ai l'impression d'être un avare couché sur son trésor, ou une poulette couvant ses œufs", plaisantait-il, toutefois saisi d'une pointe d'angoisse à l'idée que l'astuce ne suffît plus. "Tu te souviens du nom de ce compositeur mort écrasé sous sa bibliothèque ?", demanda-t-il à Amélia lors d'une de ses visites. "Charles-Valentin Alkan. Mais ne t'en fais pas, ce n'est qu'une légende".
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Parterres et mauvaises herbes
"Certaines bibliothèques sont sagement circonscrites dans un coin de logement : elles ont leur lieu dédié, qui répond aux fonctions de classement et d'exposition. Au-delà même des collections personnelles, des bâtiments entiers sont consacrés à conserver des livres de tous genres, toutes époques et régions, selon un principe exhaustif". Nora venait de passer dans une institution connue pour la richesse de son fond. "Il existe cependant aussi, non en opposition à ce premier type, mais en tension avec lui, des bibliothèques sans frontières, débordant des étagères, disséminées partout, dans les chambres, les cuisines, les salles de bain, les penderies. L'appartement de Fingal en est le modèle achevé, puisqu'il combine vagues tentatives de rayonnages et piles sauvages". "Le mien s'en rapproche", avoua Rachel les yeux rieurs. "C'est ce que j'appelle des bibliothèques triviales", reprit Nora d'un ton faussement professoral. "Elles perdent leur aura et leur sacralité, leur distinction de l'ordinaire en tant qu'édifices de l'esprit". Prise au jeu, son amie tenta une autre image : "Les livres en liberté s'accroissent dès lors à la manière des mauvaises herbes, hors des parterres de fleurs". "La question est de veiller à ce qu'ils ne tombent pas dans votre assiette par inadvertance. Fingal et toi êtes presque mûrs pour manger du papier".
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La musique
Anne-Rose rangeait ses livres de poésie avec une attention tatillonne aux volumes, aux couleurs, et autres accords secrets qui tenaient à l'affinité qu'elle reconnaissait aux artistes. Chaque ouvrage devait rester à la place assignée, verticale ou horizontale, en évidence ou en retrait, entre voisins complices. Si l'un d'entre eux manquait, elle en concevait une angoisse, car une béance s'était formée au sein de la bibliothèque qui menaçait la cohérence musicale de l'ensemble. Dans l'orchestre des rayons, aucun instrument ne devait faire défaut, sous peine d'altérer le chant concerté des textes. Elle tentait d'oublier la portée, la voix absentes, mais rien n'y faisait, son esprit était troublé de ne pouvoir reconstituer la musique qu'elle avait composée. Tout autour des étagères de poésie, romans, essais et pièces de théâtre se côtoyaient pêle-mêle dans une joyeuse cacophonie. Elle affirmait que c'était ainsi qu'elle surgissait au milieu du chaos, une harmonie aux principes entrelacés, qui se dérobaient parfois aux logiques linguistiques ou historiques : "Pour organiser une bibliothèque de poésie, il faut souhaiter l'avènement d'un poème d'encre, de plastique et de papier, unique petite chanson qu'on se fredonne à soi-même".
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La bibliothèque bourgeoise
Rachel, Anne-Rose et Nora se promenaient le long d'un fleuve dont l'une des rives exposait une succession de belles bâtisses. "Je rêve d'habiter l'une de ces maisons, non seulement pour avoir vue sur l'eau, mais pour y aménager une grande bibliothèque", dit Nora en scrutant les façades imposantes. "Eh bien, je pense à la même chose !", s'exclama Rachel. "Mais l'espace n'est pas la seule question. Après tout, nous pourrions continuer d'empiler nos livres dans des coins, comme nous l'avons toujours fait, et néanmoins nous avons d'autres ambitions". "Je vois où tu veux en venir : des ambitions esthétiques". "Une bonne grosse bibliothèque bourgeoise, avec des meubles adéquats, des reliures bien verticales, des plantes vertes !", conclut Anne-Rose en riant. "Nos goûts sont formatés", admit Rachel. "Nous nous formons une certaine image des dignes propriétaires de livres, c'est-à-dire des gens aisés, faisant montre de leur culture avec ostentation". "Je ne cache pas qu'un bon fauteuil Louis XVIe près d'étagères en acajou ne me déplairait pas pour mes lectures du soir", soupira Nora. "Et le chat, et le thé dans un service de porcelaine, et les tapis persans ...". "J'assume tout ! Quand vous ferez toutes deux carrière comme poétesse et traductrice, et gagnerez assurément beaucoup d'argent, n'oubliez pas mes vieux fantasmes. Plutôt bleu, le fauteuil".
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Aventures en bibliothèque
Rachel s'ennuyait parfois en révisant ses examens. Sur sa table de bibliothèque, elle posait quelques livres dont les titres piquaient sa curiosité, pour en grappiller des mots lorsque les longues journées de travail semblaient s'éterniser. En rencontrant Amélia dans la petite pièce qui servait de café ou de lieu de ragots, Rachel avait glissé : "Pourquoi ne nous arrive-t-il jamais d'aventures extraordinaires dans les bibliothèques, comme à ces exploratrices de cinéma qui traversent les étagères vers des mondes merveilleux ?". "Tant qu'on ne bascule pas dans un film d'horreur, je ne suis pas contre !", répondit son amie en sirotant avec précaution un thé presque bouillant. "C'est vrai que les livres servent parfois d'amorce à toutes sortes d'intrigues, voire constituent des passages secrets ...", ajouta-t-elle après s'être remémoré le scénario d'une œuvre qu'elle venait de voir en salle. Rachel soupira : "Mes manuels à moi ne permettent de s'évader que dans la torpeur, j'ai l'impression. Ni sorcellerie, ni énigmes, ni quêtes ! Je préférerais plutôt emprunter de vieux grimoires". "Tu regardes trop de séries !", dit Amélia en riant. "Oh non, je prends simplement au sérieux le réel pouvoir des livres. Ces films fantaisistes ne l'inventent pas : ils l'amplifient. Ils transposent en images ce que nous ressentons quand ils nous emportent ... Certes, ça n'arrive pas en fichant ces satanés manuels".
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Conversation V
"Pendant longtemps, je trouvais toutes les diversions imaginables pour éviter de parler de mes lectures, et même de littérature de manière générale", confia Nora à Fingal, Anne-Rose et Rachel, par un bel après-midi sous les cerisiers. "Je ne me croyais pas capable de commentaires intéressants. J'avais peur qu'on me réponde en citant des œuvres que je n'avais pas lues, comme ce garçon qui fourrait des vers d'Horace ou Mallarmé dans ses conversations en ne doutant pas que nous les reconnaîtrions". Nora esquissa un petit sourire. "Je ne les reconnaissais jamais. Toi, Anne-Rose, ça ne t'aurait pas posé problème". Son amie haussa les épaules : "Je ne sais pas grand chose des poèmes d'Horace". Nora la rassura : peu de gens lisaient de la poésie latine dans leur temps libre, sauf Amélia peut-être. Elle continua : "Je suis désolée de constater que je deviens comme ceux qui se présupposent une culture partagée, multipliant les clins d'œil et les sous-entendus ainsi que des signes d'appartenance à un club de personnes cultivées. Ce qui ressemble à du snobisme n'est chez moi qu'une manière de me protéger derrière une coquille de belles références, d'érudition inattaquable. Au fond, malgré mes longues études, j'ai toujours peur de parler, alors je me cache, je laisse les ouvrages s'exprimer pour moi. Je ne sais pas à quel moment on cesse d'avoir honte de ...", elle chercha ses mots. "Honte de faire intrusion dans ce petit monde clos qui n'aurait pas dû être le nôtre".
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Les comptes : Anne-Rose
Anne-Rose emportait partout un carnet où elle notait des impressions, des détails de ses journées, des conseils qu'elle avait reçus, des recettes de cuisine, des compositions de parfums (14/06 "Île divine", ylang-ylang, santal, agrume : néroli ?), mais aussi, quand on le retournait et l'ouvrait par la fin, une liste où elle ne consignait que ses dépenses de livres. Beaucoup étaient achetés d'occasion, ainsi qu'en témoignait l'abréviation "occ." à côté du prix. "Je tiens mes comptes, même si ça peut sembler très prosaïque. Les recueils représentent chaque mois un budget non négligeable", expliquait-elle comme pour s'en excuser. "Ma liste a néanmoins une autre fonction. Elle documente le moment où un livre est entré en ma possession. Elle constitue la mémoire de mes rencontres successives. Et, parfois, cette chronologie a un intérêt en soi : grâce à elle, je découvre que les lectures sont des pérégrinations aux chemins surprenants, dont la clarté et même, si j'ose dire, le sens, se révèlent après coup. C'est fascinant de comprendre quels intermédiaires nous ont menés vers des textes très aimés, quelles expériences il aura fallu faire pour y arriver, patiente initiation dont on ne s'apercevait pas alors".
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Ex-libris et dédicaces
"Rachel W.
3 rue de la chevêche"
"À mon amie de toujours,
ce livre. Tu sauras pourquoi".
"Bari, mars 2016.
Panzerotto, sorte de chausson, recette : luciabari.net"
"Chère Rachel,
Merci de m'être fidèle malgré mon manque de notoriété, ma maladresse, etc. Oh, et puis zut, je ne veux pas décourager mes rares lectrices.
Je vous souhaite d'éprouver un peu de plaisir à lire mon bouquin,
Martha Gebrisch".
"Buttes-Chaumont, orage, été 2018".
"Serendipity. Voir p. 30".
"Adresser à Rachel W."
"Ma chère Rachel,
Je te souhaite un joyeux anniversaire.
Tu me diras des nouvelles de ce recueil très aimé. Anne-Rose".
"Plombier Dafort 06********".
"Réf. Virginia Woolf p. 56, 102, 345".
"Paris mais où ? Petite libraire près de la pl. des Vosges".
"Rachel W.
3 rue de la chevêche (mais si d'aventure vous trouvez ce livre, gardez-le).
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Un conte
Ce soir-là, dans une maisonnette de la lointaine banlieue parisienne, le Groupe des Cerisiers s'était réuni en étendant son cercle à des connaissances de Rachel. Les discussions des convives étaient animées, d'après les échos qui en parvenaient à Anne-Rose dissimulée derrière une porte. Sans voir ses amis, elle pouvait se figurer les gestes chaotiques ponctuant les envolées de Rachel, l'équilibre précaire des lunettes de Fingal, la courtoisie de Nora, arbitre des débats, l'ivresse mutique d'Iñacio, et l'inattention d'Amélia qui, à en juger par son silence, devait soit lire, soit rêvasser. Anne-Rose admirait sa faculté à s'absenter parmi les autres, sans avoir besoin de seuils, ni de murs, ni de distance. Elle-même n'en était pas capable. Tout au plus faisait-elle irruption dans la pièce, tournant autour des invités comme une phalène piégée sous l'abat-jour d'une lampe, avant de s'enfuir aussi vite. Elle se souvint qu'à l'occasion de cette fête, elle avait mené l'une de ces excursions pour prendre un livre à la sauvette. La porte refermée, elle s'était approchée de la cuisine à reculons, soulagée. Mais elle n'était pas seule. Un crissement la fit sursauter. Il coupait des fruits et des légumes avec minutie, en petits dés à peu près égaux. "Toi non plus, tu n'aimes pas discuter avec des inconnus ?", lui demanda-t-il d'un ton complice. Anne-Rose ne savait que répondre. "Si tu préfères, nous pouvons nous taire ensemble".
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Conversation VI
"Ma bibliothèque est un acte politique", affirma calmement Nora. Fingal hocha la tête : "Tu veux dire quoi exactement par là ? C'est sûr que quelques livres ont forgé une conscience du monde à laquelle le citoyen que je suis doit beaucoup". "Il ne s'agit pas que de ça. Pour moi aussi, des œuvres ont été capitales, comme celle de Virginia Woolf". Elle adressa un clin d'œil à Amélia, qui partageait son attachement à la romancière britannique. "Mais le fait même de réunir ces livres-là, et de cette manière-là, est politique. Ces autrices que j'ai recherchées pour leur rendre justice, elles qui sont souvent malmenées par les histoires littéraires. Ces pays que j'ai mélangés pour abolir toute frontière, rapprocher les langues, créer des parentés qui ne doivent rien au sang. Tout ça est politique. Je ne suis pas à proprement parler une militante : je n'ai ni slogans, ni appartenance à une quelconque organisation, ni système de valeurs bien établi. Néanmoins, je me rends compte à quel point c'est un engagement, une implication de tous les jours, une bibliothèque. Débusquer les œuvres, les lire, les classer, rien n'est anodin".
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"Anne-Rose a ses carnets où elle recense tous ses achats, et moi, je me suis mise à utiliser un site pour classer mes lectures", dit Rachel avec satisfaction. "Je ne sais pas si ça me dispensera de ranger les ouvrages éparpillés sur mon plancher ... Mais enfin, ça me donne une impression de maîtrise". Iñacio lui demanda s'il s'agissait de la plate-forme où l'on pouvait noter les œuvres. Rachel acquiesca : "Cela dit, pour ma part, je me contente de faire des listes, voire de laisser des commentaires. Je trouve ça mesquin, les notes". Nora sourit : "Moi j'évite tout ce qui me rappelle mon boulot de prof ... Je ne me verrais pas attribuer des deux ou des trois à des romans". Iñacio fouilla dans son sac-à-dos et en sortit une tablette qui lui servait de liseuse. L'écran allumé fit apparaître une image de bibliothèque où trônaient des ouvrages virtuels : "Regardez comme tout est impeccablement rangé ! Vous ne verrez jamais rien de tel dans ma chambre". Nora y jeta un œil curieux, puis admit : "Je suis trop s.n.o.b pour ne pas exposer mes livres au vu et au su de tous". "Tu peux dévoiler ta bibliothèque aux autres internautes ! Option que je n'ai personnellement pas choisie. Regarde, c'est simple, il suffit d'activer cette fonction". Les trois amis se penchèrent sur les outils du site, dont le caractère peu révolutionnaire amusait Rachel : "C'est intéressant comme ces moyens informatiques mîment le réel". Nora profita de cette remarque pour exprimer à voix haute ce qui lui venait à l'esprit : "Non seulement le lieu traditionnel de la collection est représenté, mais il satisfait aussi ses logiques diverses : le besoin mémoriel, qui consiste à accumuler les traces de ses lectures, le besoin d'organisation, et l'ambition sociale". Iñacio lui demanda si cela l'avait convaincue de s'abonner à ces plate-formes : Oh, je suis trop conservatrice". "Ces sites ne le sont pas moins, au fond".
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L'œil et l'oreille
"Est-ce que tu te souviens du premier mot que tu as lu ?", demanda Rachel à Iñacio en passant devant une librairie pour enfants. Son ami lui répondit qu'il n'en avait aucune idée. "Moi, il paraît que c'étaient les panneaux stop sur la route. Mais j'avais dû entendre mes parents prononcer le mot. Ça devait être du bluff". Plus tard dans la soirée, alors qu'Amélia les avait rejoints dans un bar, Rachel aborda de nouveau le sujet : "C'est bizarre de se dire qu'à une époque, on ne savait pas lire". Elle contempla une carte des boissons où les lettres, sous la lumière des néons, semblaient tanguer doucement. "Ces signes n'ont été que des images pour nous, des images dissociées qui auraient très bien pu dériver chacune de son côté". Amélia leur raconta comment elle avait exigé d'apprendre à lire, et comment cet apprentissage était avant tout passé par l'oral : "On m'enseignait que B et A donnaient le son BA, et on me le faisait répéter, babababa". Elle rit. "Plus tard, cette petite voix qui soufflait ba, bi, bu, s'est éteinte. Je n'associais plus les lettres à des sons ... J'étais désormais une grande fille !". Iñacio poursuivit : "C'est pareil pour les histoires. D'abord, on me les a contées à voix haute, si souvent que je les ai retenues par cœur. Ensuite, j'ai pu les déchiffrer sur papier, et la musique de la voix est devenue signes visuels". "Pourtant, cette dissociation entre l'œil et l'oreille n'a pas toujours été la norme", dit timidement Amélia, qui craignait qu'on ne lui reprochât son érudition. "Isaac de Syrie ou Isidore de Séville, aux VI et VIIe siècles, prisaient déjà la lecture silencieuse, mais il a fallu attendre le IXe siècle pour qu'elle soit imposée aux copistes dans les monastères". "Quoi qu'il en soit, bouquiner, aujourd'hui, c'est se taire. D'ailleurs, je crois qu'enfant, on me filait des livres entre les mains pour que je cesse de faire du bruit", raconta Rachel. "On peut le regretter", renchérit son amie, "ou y déceler une beauté analogue à celle du mime ou de la danse. Ce qui se communique peut rester muet, ce qui nous émeut peut être disposition dans l'espace, rythme graphique, chorégraphique. Romances, injures, conversations sans paroles".
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Couleur de lune
Une averse brutale s'était abattue sur la ville alors que Rachel, Anne-Rose et Iñacio se promenaient dans un quartier qu'ils avaient souvent fréquenté adolescents, à une époque où ils n'osaient encore se parler qu'à demi-mots. Surpris par l'orage, ils avaient dû trouver refuge sous l'auvent d'une boutique. Des rafales tournoyaient dans l'air, évoquant des nuées d'oiseaux, géométrie suspendue faite de mouvements fugaces. Une femme en talons aiguille se tenait sur le seuil du salon de massage, celui qui restait ouvert tard la nuit. Feignant de ne reconnaître personne, elle fumait avec une mine à la fois lasse et résignée, appuyée contre l'encadrement de la porte. Elle observait, elle aussi, le spectacle de la pluie. Bruits de pas précipités, rires étouffés, le fracas de l'averse recouvrait et enchevêtrait les derniers sursauts de vie. Rachel serrait son sac contre elle pour protéger de l'humidité les livres qu'il contenait. La route et les trottoirs, polis par les gouttes et luisant dans la pénombre, semblaient un service d'argenterie disposé pour les grands soirs. "La ville a revêtu sa robe couleur de lune", dit Rachel. Anne-Rose demanda timidement : "À quoi fais-tu référence ?". "Tu ne t'en souviens pas ? Dans Peau d'âne, la robe que le père doit offrir à sa fille pour l'épouser". "Je ne l'ai jamais lu. On me l'a interdit, enfant". Elle ouvrait de grands yeux effarés. Rachel et Iñacio comprirent que leur amie avait été tenue dans l'ignorance des intrigues les plus scabreuses des contes. "Tu voudrais qu'on en voie une adaptation ensemble ? Il y en a de très chouettes au cinéma", proposa Iñacio. "Non merci. Non. C'est trop tard, tant pis". Comme il ne tombait plus qu'une bruine, ils reprirent tous les trois leur chemin, tête nue.
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Ma mère l'Oye
Elle possédait peu de livres. Des albums récupérés, des magazines pour enfants. Mais ce recueil de contes-là valait pour elle tous les livres du monde, revêtu de sa couverture gris-bleu, où se détachait à peine en lettres dorées ce curieux titre, "Ma mère l'Oye". De qui était-elle donc la mère, cette "Oye" dont on se doutait, d'après l'illustration qui représentait un étang bordé de roseaux, qu'il s'agissait d'une espèce de canard (peut-être les volatils qui sévissaient près de la maison des grands-parents maternels) ? Si cette personne savait écrire, comment se faisait-il qu'elle eût pour mère un oiseau ? Avait-elle un quelconque rapport avec le jeu de "l'oie", dont les parents possédaient une version incomplète - et le cas échéant, quelles règles avait-elle instaurées ? Ces questions sans réponse créaient d'emblée autour de l'ouvrage une aura de mystère. De fait, chaque page tournée ne faisait qu'entretenir la magie causée par cette étrangeté initiale : chats dotés de parole, citrouilles changées en carrosse, fées marraines. Si les lettres ne livraient pas tous leurs secrets à la petite fille qui apprenait à lire, les dessins représentaient pour elles le monde merveilleux des malheurs enfantins, où les monstres, sous des masques divers, déployaient tour à tour leur ruse et leur cruauté. Inquiétant et fascinant, le pays des contes, aux récits répétés par la voix maternelle ainsi que des prières, de sorte qu'avant même de déchiffrer les phrases, Amélia les connaissait par cœur. Il fallait, soir après soir, conjurer le sort pourtant séduisant de ces images et de ces mots, moins bercée par leur douceur qu'initiée à leurs facéties, de celles qui dénoncent et suspendent les maléfices. Adulte, ne devait rester au fond de la mémoire d'Amélia que des bribes de conversation, des esquisses d'une violence feutrée ; l'impression confuse d'une perte au milieu d'un rêve.
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Fracasser
« Parfois je lis des poèmes, et ça me met en colère », dit Anne-Rose, « Ça me met en rage, moi qui ne pourrait frapper personne, aucun humain ni animal — ça ne me démange même pas — je fracasserais des poèmes — syntaxe simple, questions naïves, nostalgie, sensations — si je pouvais les empoigner, et puis, de toutes mes forces, les balancer par terre. Que ça se pète la putain de gueule. Que ça explose en mille morceaux — et que je m’acharne encore sur ce qui n’est pas brisé. Il y a en moi une barbarie faite de violence et de refus. Je vomis ce langage de mélancolie doucereuse, de vague à l’âme convenu ». Anne-Rose marqua une courte pause dans son discours, essoufflée. Sa voix était dure, son corps s’était raidi, comme si elle devait rassembler ses forces contre un ennemi silencieux. « Je les hais de contrefaire ce qu’ils croient être l’enfance. Ce sont des mots d’adultes qui se travestissent de fausse candeur ». Son air courroucé se défit peu à peu en une expression de lassitude. Ses poings desserrés laissaient pendre des mains livides, qui semblaient trop grandes pour elle. « On ne ventriloque pas les enfants, pas plus qu’on ne les singe. Je ne peux pas m’empêcher de considérer ces poèmes comme des fautes morales. C’est ridicule, n’est-ce pas ? », conclut-elle le regard tourné vers Amélia, qui ne répondit pas.
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Autre conte
Certains soirs, le Groupe des Cerisiers se retrouvait pour lire des extraits d'œuvres, soit pour en vanter les mérites, soit pour les découvrir ensemble, le partage de cette expérience augmentant leur plaisir à se laisser surprendre. Leurs voix avaient chacune des inflexions différentes : celle d'Anne-Rose était souple et feutrée comme la démarche d'un chat, celle de Nora est aussi joyeuse que rauque, atteinte d'une sorte de fêlure dans son enjouement même. Un jour, elle choisit de lire La Princesse de Clèves, et plus précisément le passage de la rencontre entre l'héroïne et le Duc de Nemours. Fingal en parut d'abord amusé, mais les mots portés par cette voix chaude le touchèrent, malgré leurs dissonances, ce qu'ils suggéraient du caractère des personnages, et le ton plein de nuances de la lectrice avisée. Nora l'enregistra plus tard sur son portable, puis le lui envoya. Fingal possédait désormais ce texte immatériel, au timbre et au rythme uniques, faits d'hésitations, de sourires soupçonnés, de bruits de papier. Lorsqu'il invita Nora chez lui pour en discuter, il se trouva néanmoins confus, incapable de formuler un commentaire, et mit de la musique pour dissimuler sa gêne. C'est peut-être à cet instant-là qu'ils comprirent la signification exacte que, pour eux deux, cette lecture avait revêtue.
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Le dégoût des livres
"C'était un drôle d'hiver. Au début, j'avais ressenti un simple engourdissement, comme si le froid m'avait gagnée du bout des doigts jusqu'au cœur. J'avais du coton dans la tête, les oreilles, les yeux, de plus en plus de coton. Les livres me tombaient des mains. Je ne me rappelle pas le jour où je compris qu'un terme médical qualifiait mon état : "dépression". Ce devait être au mois de mars. Tout se résolvait dans ce nom, tout s'éclairait. Il me faudrait être patiente avant d'éprouver autre chose qu'un vague dégoût à la vue des piles d'ouvrages qui prenaient la poussière contre le mur de ma chambre. Je leur en voulais d'exister, ces milliers de pages qui narguaient les esprits fatigués, sagement pressées entre leurs reliures brillantes, nettes, définitives, quand je ne connaissais que l'informe. J'en voulais aussi à Anne-Rose, le jour où, les joues roses d'avoir arpenté les rues de la capitale, elle m'invita dans un café-bibliothèque pour le goûter. Jamais elle n'avait dû cesser de lire. Elle était sans doute de ces personnes que même la dépression n'éloigne pas de ces plaisirs essentiels qui habillent le quotidien d'une sorte d'évidence, de beauté, de sens, ce dont j'étais profondément jalouse. Ses babillages littéraires m'agaçaient. Et puis elle me proposa de me réciter un poème. Je faillis refuser, mais quelque chose me retint, et j'acceptai. Les vers semblaient venir de très loin, très lentement, de même que les sons perçus à travers la mer. La voix d'Anne-Rose émettait des phrases dont la signification globale se perdait, s'éparpillait, mais il restait ces mots qui m'atteignaient l'un après l'autre, brisaient la glace qui s'était peu à peu formée en moi. L'émotion me serrait la gorge. "Tu l'as aimé, ce poème ?", demanda mon amie. J'étais incapable de le dire. C'était moins et plus que cela".
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Lectures de nuit
En proie aux insomnies, Amélia menait, bien malgré elle, une existence nocturne. Méditations, tisanes, marches lentes, elle avait ses habitudes dans cette vie décalée, où les heures semblaient si longues qu'il fallait les tromper. Habitudes différentes de l'ordinaire, auxquelles répondaient des lectures parallèles, distinctes de celles du jour. Amélia retrouvait chaque nuit les livres qu'elles avait aimés quand elle était enfant : des contes, des séries de fantasy et des romans feuilletons, peuplés de sorcières et de danseuses, de châteaux et de cachettes, d'héroïnes intrépides et d'animaux égarés. L'obscurité lui rappelait les veillées clandestines à la lumière d'une lampe torche, la maison silencieuse, les parents endormis. Les moments gagnés sur le sommeil, les mains qui ne pouvaient pas s'arrêter de tourner des pages. Une solitude heureuse qu'elle tentait de rétablir, contre cette inquiétude de ne plus savoir se reposer. Elle rebroussait chemin pour remonter le temps, croisant de vieux cauchemars, embrassant des fantômes. Tout un cortège onirique l'accompagnait jusqu'au matin, où elle s'assoupissait enfin, son aventure inachevée.
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Les doudous
Dans les premiers mois de leurs relations, un détail de la vie de Fingal avait frappé Nora : il s'endormait avec ses livres, qu'il oubliait de reposer près du lit avant d'éteindre la lumière. "Dis-moi, tu as quel âge ?", demanda un matin Nora, d'un air faussement sérieux. "En quoi ça te regarde ?", grommela Fingal. "Tu le sais déjà, de toutes façons". "Hum hum ... Mais tu m'avais caché que tu dormais avec des doudous !". "Des doudous ...?". Nora rit tendrement devant l'expression stupéfaite de son ami. "Tu n'as pas remarqué ce roman près de ton oreiller cette nuit ? La semaine dernière, c'était un recueil de nouvelles ...". Fingal remit ses lunettes, qui avaient glissé de son nez : "Ah, ça ...! Mais non, je n'en ai pas besoin pour trouver le sommeil". "Tu es sûr ? Bientôt, je découvrirai que tu suces encore ton pouce".
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Enfance : Fingal
"Mes camardes de conte partageaient mes chagrins : erreurs, solitude, déception et rejet. Ils cassaient des objets, se faisaient berner par des animaux, s'écorchaient les genoux. Mais toujours, ils retrouvaient un foyer lumineux et chaud, une étreinte qui effaçait leurs naïves bêtises d'enfants. Rares étaient les personnages durement traités qui restaient malheureux. Et moi, avec mes doigts gourds, mes paroles hasardeuses, ce manque d'habileté qui semblait me caractériser, je cherchais aux côtés de ces amis les mots qui feraient oublier toutes mes maladresses : "Tu es venu au monde pour qu'on t'aime, et nul ne te retirera cet amour, malgré tes mésaventures". Oui, je crois bien que seuls les livres m'ont pardonné d'exister".
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Les ogres
"Qui sont les ogres des histoires de notre enfance ?". Anne-Rose semblait avoir posé la question pour elle-même, son regard s'attardant sur le vieil exemplaire des contes de Ma mère l'oye qu'Amélia conservait religieusement dans sa bibliothèque. Assis en tailleur sur des coussins posés au sol, les amis du Club des Cerisiers s'étaient réunis pour lire. "Ce sont les pères, les grand-mères, les marâtres, et parfois les maris", répondit Iñacio d'une voix blanche, après une brève hésitation. Il avait compris quelle œuvre avait suscité cette interrogation, et n'avançait aucun commentaire de peur d'être indélicat à l'égard de son amie, qu'il savait préoccupée. "En tous cas, chez Perrault, c'est presque toujours comme ça. Pas besoin de sorcière pour effrayer les enfants. L'ogre se trouve au sein de la famille". "La famille. Les contes nous apprennent, dès tous petits, à nous en méfier", résuma Fingal. "Puis viennent les récits des malheurs, quand les enfants ont grandi. Sophie, David Copperfield, des portraits de soi sous anagrammes et semi-pseudonymes pour dire la cruauté facile, la tyrannie des adultes, et les tentatives des plus faibles afin de s'en protéger. Quand ce ne sont pas des fillettes et des garçonnets qui subissent l'injustice, ce sont les animaux, les ânes, les chiens. Misère de ceux auxquels on apprend la souffrance et la soumission muettes". Anne-Rose acquiesça en feuilletant les pages du recueil de Perrault, qu'elle avait saisi avec précaution : "C'est vrai que la littérature qu'on dit d'enfance s'est toujours attachée à décrire la maltraitance, comme si les histoires lues dès berceau devaient nous apprendre l'alphabet de la violence, et les ruses pour lui échapper". Amélia esquissa un triste sourire en voyant son amie découvrir les illustrations jaunies qui l'avait ravie dans son enfance. "Peut-être est-ce la raison pour laquelle je garde ce vieux bouquin à la manière de ces gens qui, leur dix-huit ans bien révolus, ne peuvent se défaire de leur doudou. Je le considérais moitié comme un confident, moitié comme un bouclier". Fingal murmura : "Beaucoup de livres sont ces sortes de doudous, de frères et sœurs que nous nous sommes choisis. Une contre-famille de chiffon ou de papier, finalement. Celle qui nous manque, même si on ne l'a jamais connue. Et nous autres, amis des livres, nous ne nous rassemblons que dans l'espoir d'en prolonger le rassurant cocon".
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Ranger ses livres : Amélia
Quand Amélia déménagea, elle se préoccupa d'abord d'installer ses livres dans le nouvel appartement. Elle relut des œuvres, les tria, les classa, puis les emporta dans des sacs distincts. Une bibliothèque rudimentaire fut placée dans une pièce vide. Amélia y rangea ses ouvrages, modifiant à nouveau l'organisation établie. Elle sépara les amants, rapprocha les ennemis, associa les couleurs, fit résonner les noms, chantonnant, sifflotant, lisant des pages, parlant toute seule. Son travail achevé, elle recula de quelques pas pour constater l'harmonie qu'elle avait su créer, et qui fournissait l'unique preuve que l'espace était habité. Trois jours plus tard, cet ordre précaire devait encore changer.
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Le jardin
Cadette de deux frères, délaissée par des parents souvent absents, Rachel se rappelait ses longs après-midis d'oisiveté sous les arbres de la propriété familiale, munie d'instruments improvisés, flûtes de roseau, sifflets de tiges, percussions sur les troncs creux. Elle se demandait pour quelle petite sorcière avaient dû la prendre voisins et camarades de son enfance. L'air un peu hagard, et une mélancolie masquée par des jeux frénétiques, des chansons, des explorations dans la campagne. Ses dîners sur le pouce finis, elle retournait à son jardin afin qu'il lui apprît son langage élusif et changeant. Avant ses douze ans, elle n'avait que peu lu, captivée par la vie fourmillant autour d'elle, les insectes, les graines venues d'on savait où. Les lourds exemplaires à l'odeur de renfermé lui inspiraient une vague méfiance, dans la mesure où ils lui volaient des heures de vagabondages. Rachel s'était résolue à les apprivoiser en les traînant avec elle, et il n'était pas rare qu'elle y plaçât pour ce faire des pétales séchés (elle avait cette habitude en commun avec Anne-Rose), comme des sceaux apposés aux pages jaunies. Malgré ses réticences, elle avait investi les livres d'espace et de liberté, les associant étroitement à ses escapades. Ainsi sa bibliothèque ne pouvait-elle ressembler qu'à un jardin à l'anglaise, de rêverie et d'herbe folle.
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Le féminin singulier : Anne-Rose
"J'ai un souvenir de ma petite enfance ... Il fallait féminiser un mot ; duquel s'agissait-il ? Un adjectif, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Quoi qu'il en soit, je me suis rendu compte, à cet instant où j'écrivais à la première personne, que certains mots m'avaient été appris uniquement sous leur forme masculine. Je devais les traduire. Toute personne qui se présente au féminin mène un discret travail de traduction pour marquer ces nuances qui la trahissent comme autre, étrangère de sa propre langue. En étais-je attristée ? Je crois que j'en étais fière. Le "e" muet est un privilège, de même que ces sonorités, fondantes ou sonores, en "ise", "eine" et "oise". Cette légère marginalité en regard d'une norme masculine représentait une distinction, même si je n'ignorais pas que pour autrui, ce n'était qu'une variante mineure. Plus tard, les écritures au féminin ont contribué à la fascination que j'éprouvais pour les récits où elles étaient d'usages, comme si ces "e" muets m'enserraient dans leurs branches, comme si je voyais dans chaque terme un écho à ma propre différence, qui est moins biologique que purement linguistique".
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Conversation VIII
"Je ne voudrais pas remonter le temps", dit Rachel, avant de soupirer de contentement. "Nous avons tous et toutes changé depuis que nous nous connaissons. Anne-Rose porte des parfums plus opulents, Nora semble avoir pris dix centimètres de confiance et de bonheur ... Qui voudrait rebrousser chemin ?". Amélia ajouta : "Tu as oublié l'essentiel : nous ne lisons plus les mêmes livres". Iñacio fit un geste de protestation. "Sauf toi, bien sûr, qui restes attaché à tes Agatha Christie". Anne-Rose ne partageait pas entièrement cet avis : "Tu sais, je reviens toujours à ces poétesses que j'ai découvertes très jeune femme. Rares sont les noms qui s'imiscent peu à peu dans mes habitudes, dérangent l'ordre qui a fini par se former". "Moi aussi, je relis beaucoup ; ou alors j'épuise mes auteurs préférés", reconnut à son tour Fingal. "Sommes-nous donc si fidèles que ça ?", s'exclama Amélia en riant. "Il faut croire qu'il en va des lectures comme des vieilles amitiés, et ce malgré les méandres de nos vies respectives", conclut Nora. "On les considère avec une sorte de gratitude, cette reconnaissance de les savoir présentes, qui reste égale au cours des années, quand elle ne se renforce pas".
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Langues étrangères : Rachel
"Je possède de nombreux livres étrangers, souvenirs de voyages pour certains, à l'instar de cartes postales ou de portes-clefs, et pour d'autres, commandes par internet ou achats dans les rayons "V. O." de librairies locales. Sont représentés l'allemand, l'anglais, le japonais et l'espagnol. Je ne maîtrise pas ces langues, si tant est que cela soit possible, la maîtrise d'une matière si riche et friable. Je les comprends à peu près. Les lisant, j'entre dans un élément familier, mais aussi instable, comme on avance dans la mer sans savoir jusqu'où on aura pied. Des mots m'échappent, des impressions se mêlent, et je sens bien que je ne discernerais pas les choses de même façon sur la terre ferme de la "langue maternelle" : le regard y est plus global et plus flou à la fois. Quand je parcourais les romans de Dickens, j'étais cette invitée dans une maison faiblement éclairée qui cligne des yeux en se posant ces questions : est-ce juste, ce que j'observe ? Est-ce exact ? Ne prendrais-je pas cet objet pour un autre ? Pourtant, l'anglais m'est une seconde langue ; il m'arrive de le parler dans mes rêves, ou alors tout bas, pour émousser la dureté de mes pensées, les mettre à distance. Mais tout idiome affecte les persectives, les textures et les proportions. Je me suis créé un monde littéraire (car j'apprends les langues dans les livres) où je m'expose au trouble de mes perceptions".
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La bienheureuse : Anne-Rose
Anne-Rose apprit à lire avant de savoir parler. Elle cachait son visage dans le cou de sa mère qui la portait devant la crèche, ne répondait pas à son nom, ne croisait le regard de personne. Une fois, elle avait entendu un jugement qui lui semblait irrévocable dans la bouche d'une puéricultrice : "Cette enfant est idiote". Elle avait deux ans et demi, et refusait de prononcer une parole. Sur le mur de l'école où elle devait bientôt être inscrite, il y avait une plaque dorée avec des choses gravées. Anne-Rose contemplait ces signes, et les retenaient dans un coin de sa tête. É. L. E. Des bâtons. C. O. Des cercles et demi-cercles. De semblables dessins apparaissaient partout, liés ou disjoints, ornés de boucles, ou simples traits. En juin, elle murmurait lentement "eucoleuh", comme une formule magique lui ouvrant une serrure vers un autre monde, celui des lettres et des mots. Elle ne s'en exprima néanmoins pas davantage, et c'est pourquoi, des années qui suivirent, elle devait se souvenir d'un mutisme qui lui valut de manquer redoubler plusieurs années de suite. Pourtant, elle fut très tôt une bonne lectrice. Aussi se rappelait-elle également de bienheureuses retraites dans les coins bibliothèques aménagés au fond des classes. Roseline, une surveillante, avait compris que la petite fille solitaire recherchait la compagnie des créatures imaginaires. Elle lui fit découvrir des bandes dessinées, des contes de grands méchants loups, des histoires de sorcières. Anne-Rose se mit à discuter avec elle, des personnages, des aventures ; elle prétendit être elle-même une fée. Ses parents se rassurèrent : elle savait communiquer. Peu importait qu'il fallût pour cela recourir à la médiation des livres. Anne-Rose aurait pour traductrice toute la littérature.
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Géographies
Chaque membre du Groupe des Cerisiers pouvait retracer une géographie personnelle des librairies de la ville. Il y avait les généralistes et les spécialisées, celles qui proposaient telles éditions, qui laissaient transparaître une opinion politique, qui avaient pour prédilection un certain genre littéraire, qui présentaient régulièrement des ouvrages rares ou méconnus. Celles qui n'avaient que du neuf, ou dont les étals débordaient d'occasions. Celles qui avaient pignon sur rue, celles qui étaient au sous-sol, celles qui ouvraient le dimanche, les grandes, les petites, rattachées à une chaîne ou bien indépendantes, dotées d'échelles, de fauteuils, ou de fontaines à eau. "Il y a même des librairies où l'on sert du café !", s'exclama Rachel, qui en buvait beaucoup. Fingal prétendit deviner quelles œuvres seraient mises en valeur par son libraire préféré. "Nos typologies valent aussi pour les bibliothèques", fit remarquer Amélia. S'ensuivit une discussion passionnée sur les institutions municipales aux fonds tous différents, complémentaires, irremplaçables. "Être un groupe de mordus de lecture, ça consiste pour beaucoup à s'échanger de bonnes adresses", conclut Nora.
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La nouvelle librairie
Anne-Rose découvrit une nouvelle librairie non loin de chez Rachel. Le nom reprenait le titre d'un livre qu'elle n'aimait pas, mais elle y entra quand même. Le seuil franchi, elle ausculta l'endroit : les nouveautés au centre sur des tables circulaires, sans distinction d'origine ni de langue ; une étagère entière consacrée à la poésie, et proposant un double classement par auteurs et par collections ; un renfoncement consacré aux sciences humaines. Pour déterminer si les choix de la boutique étaient en accord avec ses goûts, elle s'assura que certains de ses recueils favoris étaient présents en rayon ("Odysseas Elytis, Nadia Küchenmeister, Li Po, Wisława Szymborska, Jin Eun-young ... Voilà un ensemble intéressant"). Elle fit mine ensuite de chercher un roman, apprécia brièvement les ouvrages politiques, et en conclut qu'elle reviendrait. Quand elle en parla plus tard à Rachel, celle-ci lui répondit que le lieu faisait partie de son "pèlerinage livresque", réseau de librairies où elle se rendait dans un chapelet d'étapes, une route de la curiosité, de l'évasion, et de la dépense.
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Ville onirique
Amélia rêvait souvent la nuit de librairies dans des quartiers imaginaires. Plusieurs fois, elle inventa un arrondissement entier où elle flânait d'un commerce à l'autre. Le sous-sol mal éclairé de l'un était consacré à la poésie, tandis qu'un deuxième avait un mode de rangement incongru, mêlant ouvrages d'art et recueils selon la couleur de leur couverture. Un troisième, très grand, possédait une annexe pleine de livres étrangers. Amélia y emmenait Rachel, Nora et Anne-Rose, les guidant au cœur de cet espace labyrinthique, où les rues semblaient se déplacer, les cafés se confondre, comme les rayons d'un bibliomane facétieux. Les librairies s'évanouissaient et réapparaissaient dans un jeu de piste semé d'indices et de mirages. Ponts, métros, ascenseurs, les amies empruntaient tous les réseaux sillonnant la ville de haut en bas, et d'Est en Ouest, lancées dans une quête non d'un objet quelconque, mais d'un lieu. Ce qu'elles cherchaient n'était pas un idéal, puisque chaque librairie offrait des avantages particuliers qu'on ne trouvait nulle par ailleurs. Bien plutôt, elles prisaient cette diversité auquel elles contribuaient, les multiples facettes d'une même passion pour la collection, toujours vouée au manque et à l'inachèvement. Rachel commentait ces rêves en affirmant que la moindre découverte d'un lien entre deux auteurs pouvait bouleverser notre bibliothèque mentale. Ainsi plaçait-elle les Essais de Montaigne près des poèmes de Lu Yu, ou encore d'ermites de la dynastie Qing : "Notre carte intérieure est instable, d'une plasticité qui rappelle ta ville palimpseste". Amélia en convenait, cette fugue onirique n'était qu'une représentation des mille et un tours de la vie littéraire, entre illusions, embûches et passages inespérés.
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Nora : les mondes chtoniens
"Il y a plusieurs strates dans une bibliothèque, plusieurs lieux dans ces lieux : les rayons destinés au public, et la réserve. Il arrive même que des fonds soient accessibles à condition d'appartenir à un certain lectorat, ce qui multiplie encore les espaces de ces institutions. On distingue ainsi des mondes visibles, terrestres, et un monde fréquenté des seuls bibliothécaires. Quand j'étais étudiante, j'étais fascinée par le mystère des entrailles sous-terraines d'où remontaient les exemplaires demandés. J'imaginais les livres circulant sous nos pieds, de chariot en ascenseur. L'un des premiers mots que j'ai appris en cours de grec est l'adjectif "chtonien", relatif aux enfers dans la mythologie. Les transports en commun comme les bibliothèques comportent parfois cette dimension chtonienne. Les textes se déplacent à l'image de nombreux voyageurs, suivant des itinéraires d'un point à l'autre des édifices, mais aussi de bas en haut, de l'archive à la pensée, de l'oubli au savoir, à l'émotion, au rêve".
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L'Enfer : Rachel
"La bibliothèque est un monde à la fois terrestre est chtonien. Ce n'est pas pour rien que l'on qualifiait autrefois d'"Enfer" la section où étaient conservés les livres interdits. Enfer ou purgatoire, selon que l'on espérait ou non le retour en grâce des ouvrages condamnés. Que de rites fallait-il accomplir, que de gages de bonnes mœurs fallait-il donner pour accéder à ces ouvrages licencieux, obscènes, subversifs que l'on dérobait soigneusement aux regards. Que d'Achérons religieux et administratifs à traverser. Que de Cerbères à soudoyer. Si les temps ont changé, je m'interroge toujours sur ce que les bibliothèques dissimulent, dans leur apparente disponibilité. Elles me semblent fonctionner sur le double mode de l'ouverture et du secret. Étudiante, je m'installais toujours au fond des salles les moins fréquentées, flânant parmi les œuvres rarement empruntées. J'aimais cette ambiance feutrée, confidentielle, marginale. C'est ainsi que je me suis initiée à la littérature étrangère".
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Retard
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Bonjour Anne-Rose F.,
La bibliothèque Marguerite Lienard (section lettres et arts) vous rappelle que vous avez des prêts à rendre :
Auteur :
Titre : Aspects de la poésie tchèque Texte imprimé anthologie bilingue [textes choisis et présentés par] Josef Peterka [trad. par Zdeněk Hrbata, Aleš Pohorský et Barbara Mytko-Brun].
Cote : 875(08) Asp
Date de retour prévue : 01/12/2014
Auteur : Christodoúlou Dímitra 1953-....
Titre : Le cyprès des travailleurs poèmes, 1974-1997 Dimitra Christodoulou Tó kyparíssi tō̂n ergatikō̂n [i.e. 'ergatikō̂n] = Dī́mītra Christodoúlou trad. par Michel Volkovitch
Cote : 877.4"19" CHR D 2
Date de retour prévue : 01/12/2014
Auteur : Liontákis Christóforos 1945-....
Titre : Avec la lumière Texte imprimé Christophoros Liondakis trad. par Clio Mavroeidakos-Muller et Michel Volkovitch
Cote : 876.4"19" LIO 7
Date de retour prévue : 01/12/2014
Auteur : Papadítsas Dimítris P 1922-1987
Titre : L'incorporelle Dimìtris Papadìtsas Hī 'asṓmatī = Dīmī́trīs Papadítsas trad. par Michel Volkovitch
Cote : 807.4"19" PAP D 7
Date de retour prévue : 01/12/2014
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Une éducation
"Il est de coutume de dire que les romans nous éduquent, aussi peu édifiants soient-ils parfois, comme une école alternative qui changerait brusquement notre regard, ou l'aiguiserait progressivement". Rachel marqua une pause. "Mais la poésie ? Nous éduque-t-elle encore, à la manière des épopées antiques qu'on faisait apprendre aux enfants ?". Anne-Rose répondit lentement, en plissant légèrement ses yeux clairs : "Éduquer ... à quoi ?". "À l'amour, à la révolte, à la sympathie, au pardon", tenta Rachel. "Un programme chrétien", lui suggéra son amie avec amusement, "un livre peut sans doute nous transmettre n'importe quoi, l'envie, le désespoir, le ressentiment. Pour ma part, les quelques romans que j'ai lus m'ont appris à être autonome, et à interroger les menus détails qui nous entourent comme des indices, des symptômes. Ou alors ils ne m'ont rien apporté qu'une connaissance élargie d'une profession, d'un milieu, d'un pays. Une affaire d'interprétation ou d'érudition". "Mais la poésie ?", insista Rachel. "C'est plus insidieux, je crois", avança Anne-Rose. "La plupart du temps, ça s'inffuse en nous sans crier gare, puis demeure ainsi qu'une présence fantôme, un arrière-pays aux contours incertains. Et soudain, à un moment crucial, ça revient au premier plan, avec une clarté et une netteté qu'on n'aurait pas pu soupçonner. Un vers étrangement adéquat, un rythme dans lequel doit se couler une phrase, une image dont l'un des sens nous apparaît ... La poésie est une compagne qui nous veille discrètement, et qui choisit ses heures pour se manifester. Est-ce que ça nous éduque ...", Anne-Rose s'interrompit pour réfléchir. "Je pense, oui, que ça nous forme, au sens propre comme au figuré. Ça nous compose, en quelque sorte".
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Enseigner : Nora
"Depuis quelques années, j'enseigne le français : la grammaire, l'expression, et la littérature. J'ai fait mon métier de la transmission des textes. Ma voix les accompagne, les présente, les martèle pour en marquer les esprits ; ma voix demande à d'autres voix de les porter à leur tour. J'entends ainsi les œuvres migrer, jusque dans les maladresses de ces lectures hésitantes, qui cherchent à comprendre ce qu'en même temps, elles découvrent. Il y a des questions dans les mots écorchés, les silences et les syllabes lentement prononcées. J'oublie très souvent combien cela est émouvant. L'école a ses rituels qui se transforment en routines. Bâillements, regards vitreux, nous préférerions être ailleurs, eux et moi, plutôt qu'en classe. Et puis je me rappelle les longs après-midi d'école, le manuel sur les genoux, brodant selon ma fantaisie la suite des extraits de romans, m'émerveillant des poèmes, m'efforçant de contenir mon rire face aux dialogues de théâtre. L'ennui propice à la rêverie, aux aventures clandestines, origine la plus certaine de mon amour des lettres. J'épie tous les visages, joyeux, concentrés, malicieux, blasés ; je me dis qu'une route se trace dont je n'ai pas idée. Qui ne dépend pas de moi. Nous reprenons, inlassables, le travail entamé. Peut-on savoir ce que deviennent les lectures adolescentes ?".
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L'ignorance
Il ne fallut qu'une question. Fingal posa sa revue sur la table d'un café, puis demanda : "Vous auriez des contemporains d'expression française à me conseiller ?". Amélia fit un bref inventaire de sa bibliothèque : "Je ne crois pas en avoir lu beaucoup". Iñacio proposa quelques titres incomplets d'auteurs dont il gardait un souvenir assez vague. Rachel, plus sûre d'elle, énonça une liste assortie de commentaires qui reflétaient son enthousiasme, même si elle admettait s'intéresser plus volontiers aux œuvres traduites. Prise de court par la question, Nora resta évasive, prétendant réfléchir à ses propres suggestions. Les jours qui suivirent, sans aucunement se concerter, les membres du groupe des Cerisiers flânèrent en librairie près des rayons dédiés à cette catégorie d'auteurs. Coups d'œils furtifs entre les pages, phrases saisies à la volée, consultation des quatrièmes de couverture. Les piles de lectures en attente gagnèrent quelques centimètres de littérature francophone. Or, les amis avaient en commun des librairies de prédilection, où ils étaient susceptibles de se rencontrer par hasard. "Nora ! Mais quel plaisir de te croiser !", s'exclama Amélia, l'un de ces midis où les deux jeunes femmes profitaient de leur temps libre pour se promener. Gênée, Nora tenta de cacher le roman qu'elle avait entre les mains. "Tiens donc, toi aussi, tu t'es prise de passion pour la littérature contemporaine ?". L'ironie douce et joviale d'Amélia dissipèrent sa honte, et elle sourit à son tour avec un geste d'excuse : "Tu sais comme je redoute d'être prise en flagrant délit d'ignorance". Amélia comprenait : "La pédanterie de notre groupe est une émulation ! La crainte de ne pas savoir, aussi. Discutons plutôt du livre que tu as choisi".
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Le doute : Nora
Certains romans nous taillent des personnages, des costumes que l'on endosse sans trop y prendre garde, par ignorance ou habitude. Parmi les plus fréquents, on trouve la jeune fille. Celle d'une innoncence troublante, et dont le manque d'expérience favorise le dévouement. Frémissante, pure, offerte, on la reconnaît facilement. Je pouvais croire être cette jeune fille, d'autres que moi l'ont cru. À vingt ans passés, nous commencions à nous rendre compte que cet idéal nous piégeait, et que la flamme qu'il suscitait ne tenait pas de l'hommage, mais témoignait d'une obsession pour la vulnérabilité. Nous relisions avec inquiétude ces textes qui nous avaient émues, où nous nous étions obstinées à voir de sincères histoires d'amour. J'en ai voulu aux fictions de nous avoir trahies, nous les lectrices, par ces portraits. Dangereux pour les femmes, on disait bien que le roman l'était il y a quelques générations ; je pense néanmoins qu'on s'abusait sur le risque encouru. On craignait davantage les filles qu'on ne songeait à les défendre, et peut-être avons-nous souffert de cette méfiance mal placée. La littérature est susceptible de nous jeter en pâture, chair à tromper, chair à meurtrir. Nous en venons à hésiter devant les rôles qu'elles nous dessine, comme si elle avait éveillé le doute, ce regard double que le temps affûte comme une lame.
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Cinéma
"Anne-Rose, tu devrais écrire un poème composé de tous ces fragments de lectures que l'on parcourt, distraitement ou plus attentivement, en l'espace d'une journée", dit Rachel à son amie, un après-midi de fin d'été sous les cerisiers. "Je suis sérieuse. J'aurais bien essayé de m'y coller, mais je ne m'en sens incapable". Anne-Rose répondit entre deux légères secousses de rire gênées : "Voyons, pourquoi n'en serais-tu pas capable ? Et moi ... Comment réussirais-je, moi, mieux que toi ?". Elle plissa ses yeux un moment. "Nos lectures sont si éparses, une citation par-ci, un titre de journal par-là, quelques phrases de roman, la conclusion d'un billet de blog ... Je ne saurais pas restituer le texte décousu, sans toutefois être nécessairement incohérent, qui se tisse à partir de ces expériences aussi continues qu'éclatées". Rachel acquiesça : "Lire, pour moi, c'est essentiellement cet acte que tu décris, ce morcellement dont, malgré tout, j'ai le sentiment de me nourrir comme d'un poème formé de plusieurs matériaux, écran, papier, images, lettres d'encre et de lumière. Peut-être un film peut-il représenter ça, lui que l'on oppose si souvent à la lecture ? Ces montages, cette succession de plans, c'est affaire de cinéma".
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Odeurs de livres
"Si j'ai renoncé aux livres électroniques, c'est en raison de leur absence d'odeur", expliqua simplement Rachel à Iñacio et Anne-Rose dans un petit parc entouré de librairies et de parfumeries. "On reconnaît une maison d'édition non seulement au format de ses pages, ses caractères de prédilection, la texture de son papier, mais également à ce que sentent son encre, ses couvertures, la colle qui relie les feuilles. Un livre est aussi un paysage olfactif". Anne-Rose hocha pensivement la tête : "Tu sais comme je partage ton point de vue, en accuentant la singularité de chaque ouvrage par l'habitude d'y placer des languettes imbibées de parfum". Iñacio, quant à lui, affirma se sentir rassuré par la légère odeur de moisissure et de poussière qu'exhalaient les romans d'occasion. "Néanmoins, il y a des notes propres aux œuvres que la lecture fait deviner, une fragrance des styles, des ambiances", finit par remarquer Anne-Rose. "La matérialité des livres contribue seulement à leur pouvoir olfactif, il n'y a pas qu'elle qui le suscite. Les mots créent cette émotion, transmise quel que soit le support. J'ai toujours prétendu manquer d'imagination, mais c'est peut-être ignorer toute l'inventivité de mon nez". "Penses-tu qu'une bibliothèque entière ait un sillage particulier, une note obsédante ?", demanda Rachel, intriguée. "Je ne sais pas, peut-être bien. La mienne sent la jacinthe, et la tienne, la rose. Celle d'Iñacio ... Le thé. Que serait Miss Marple sans le thé ?".
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La fantaisie : Rachel
Il est un personnage auquel je m'identifie : cet ermite lettré de la poésie chinoise, ce vieillard fantasque des dynasties Song ou Yuan, contant ses caprices, sa tendresse maladroite, oisif et frivole malgré toute sa mélancolie. Car sa peine est une fleur qui s'épanouit dans l'absence, un cri dans la montagne, un reflet dans l'étang ; c'est chose fugace et légère comme le sommeil ou la joie. La littérature m'a appris cette fantaisie, papillonnant entre les pages, elle m'a rendue semblable à l'étourdi des poèmes. Si elle était une école, elle était buissonnière, un nid de sentiers où gambader, le nez au vent, insouciante. Je redoute constamment d'étouffer sous le sérieux ... Le solennel n'est pas pour moi, ni les allures sophistiquées, sœur des flâneuses, des excentriques, et des bohèmes qui s'ignorent. Ce pourquoi je suis moins une esthète qu'une vagabonde, toujours à l'aventure entre les rayons des libraires.
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Un portrait en livres : Amélia
"Sur ma bibliothèque sont posées des portes vitrées où mon corps se reflète, silhouette flottant sur les rangées d'ouvrages. Or, c'est cela que raconte mon amour des livres : des tâtonnements pour former mon portrait, pièce après pièce, à cette différence que j'ignore bien des aspects de ce visage de papier qui m'est renvoyé au gré de mes trouvailles ou des cadeaux reçus. Les différentes phases de ma bibliothèque sont un puzzle dont l'image finale, recomposée, manque toujours. Il ne peut qu'être partiel, du moins tant que je serai en vie (c'est triste, une collection vendue après des funérailles, parce que rien n'exprime mieux la fixité de la mort, son caractère définitif). Le sachant, je soigne pourtant mon portrait, je le peaufine, aussi transitoire soit-il : aucune œuvre aimée ne doit en être absente, aucune œuvre délaissée y être à l'inverse présente, pour ne pas fausser le regard qu'autrui porte sur ma personne. Car c'est moi, c'est tout moi, que sont mes livres".
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Prières : Nora
"J'aimerais qu'on me rencontre par les livres, ou qu'on m'y connaisse autrement qu'à l'ordinaire. Quand j'étais plus jeune et plus sentimentale, je formulais chaque nuit le souhait qu'un garçon ouvrît tel ouvrage précisément sur tel passage, et comprît ce que je n'osais lui souffler ; la lecture m'aurait évité un aveu. Cette idée de la bibliothèque comme main tendue, invitation, et enfin révélation ne m'a pas tout à fait quittée : je compte sur la puissance des messages détournés, moi qui suis au fond une personne très timide. Fingal l'a compris, le jour où j'ai lu à voix haute un extrait qui, à mes yeux, était un chant ou une prière adressés à lui seul. Fingal aussi se découvre dans les livres".
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Histoires de familles : Rachel
"Mes parents viennent d'un milieu rural modeste, voire pauvre dans le cas de ma mère. Ils ont accédé à la classe moyenne grâce à l'école, en choisissant des voies qui leur permettraient d'exercer très vite un métier stable, utile, rentable. Je suis issue de la première génération à n'avoir pas connu le manque d'argent, les restrictions, les lendemains incertains. Cela signifiait que je pouvais étudier sans me soucier de gagner ma vie à la sortie du lycée. Aller à l'université, à la bibliothèque, au musée ... Lire est un luxe, me répétait-on souvent lorsque j'étais enfant ; du reste, les livres coûtent cher, même quand on a la possibilité d'en emprunter régulièrement. Ce sont des signes d'embourgeoisement, mais encore faut-il les choisir, les réunir, les classer. Pour cela, on doit recevoir l'éducation adéquate. Cette tâche m'a été en quelque sorte échue : édifier la bibliothèque de ma famille fraîchement enrichie, lui donner ses lettres de noblesse intellectuelle. Jamais je n'ai eu l'impression que cet acte allait de soi. Les bibliothèques racontent des histoires de frustrations, d'aspirations, d'ascensions et de déchéances. On peut y déceler tout ce que des générations nous ont légué de rêves et de déceptions. Si le plaisir de la lecture m'appartient, ma collection d'ouvrages, elle, représente aussi mes parents, et les nombreuses petites gens qui les ont précédés".
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Donner à lire
"Je donne des livres à lire, ainsi qu'on l'exige d'une enseignante de lettres. J'établis des listes, crée des cours, fixe des attentes. Mais je ne sais pas ce que je donne : un texte ? La possibilité d'une entente, d'une émotion partagée ? Ou une règle de jeu contraignante ?". Les yeux baissés de Nora suivaient les cercles inscrits dans le bois noueux de son bureau, tandis que Fingal s'éveillait d'une longue sieste au milieu d'ouvrages épars. Un sac jonchait le sol, débordant de papiers. Une journée de travail venait de s'achever. La jeune femme reprit : "J'ignore ce que contient le mot "lire". Peut-être est-il source de malentendu. Comment les élèves s'y prennent-ils ? Par quels voies traversent-ils les pages, quels chemins dérobés ?". Son ami écoutait silencieusement à ses côtés. "Je ne peux pas deviner comment mon don sera reçu. Il ne vise aucun effet précis, n'espère aucun retour. Il n'aura pas de réciproque, puisque même en cas d'œuvres échangées, la singularité des lectures empêche toute symétrie. En revanche, il s'expose à de nombreux rejets". Fingal acquiesça : "Malheureusement, tes élèves doivent assimiler le don à une simple demande de fournir un devoir scolaire. Ce qu'ils sont susceptibles de rejeter, c'est justement le système où s'inscrit une obligation, les valeurs qui le sous-tendent, les figures qui le représentent". "Je suis d'accord avec toi. La situation est délicate, chargée d'incompréhension, de tensions implicites. Si l'on ne sait ce qu'on offre, on ne sait pas plus ce qui est refusé", soupira Nora, avant de se redresser légèrement sur sa chaise, les mains posées sur son bureau. "Il y a néanmoins une beauté dans ce geste. C'est comme ouvrir une fenêtre à quelqu'un, et le laisser regarder à sa guise, accueillir ou non les rumeurs qui viennent d'ailleurs, de près, de loin, et peu importe quoi, le vent, les voix, les rires. Toi, pendant ce temps, tu as quitté la pièce. Tu n'en sauras jamais rien".
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Échanges
C'était l'un de ces samedis soirs où Amélia recevait Anne-Rose chez elle, un soir de pluie et de vent : "Il fait trop froid, tu ne peux pas rentrer seule". Il y avait toujours eu entre elles une amitié amoureuse, une admiration teintée d'une séduction plus ambigüe, et dont elles s'amusaient sans gêne. Amélia glissait ses doigts dans les cheveux d'Anne-Rose, qui plissait ses yeux clairs, le regard dans le vague. Aucun aveu ne franchissait leurs lèvres : c'étaient des gestes et des sourires câlins, des échanges de livres. Elles s'étaient longtemps imaginé vivre dans l'ombre l'une de l'autre, Anne-Rose effacée devant le savoir d'Amélia, et Amélia intimidée par la sagacité d'Anne-Rose. "Je ne pourrais prêter les œuvres qui me sont chères à personne, si ce n'est toi", déclara tranquillement Anne-Rose. "Elles me sont des repères. Je trouve douloureux de les voir temporairement disparaître. J'ai besoin de m'en savoir entourée. Mais si elles sont entre tes mains, ça ne me dérange pas, parce que tu ...", un rire léger suspendit ses paroles, "tu es si peu distincte de moi, tout en étant si différente. Le sais-tu ?". Amélia hocha la tête et murmura : "Deux sœurs ne seraient pas plus proches".
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Emprunter : Nora
"Elle fabriquait des nostalgies comme d'autres craquent des allumettes pour assembler, une fois les flammes éteintes, les bouts de bois en maisons miniatures. Autour d'elle, tout était petit, de la vaisselle aux meubles, une boutique de porcelaine pour abriter son corps frêle. Il ne faisait pas grand jour non plus. Elle redoutait qu'aux gaietés tranquilles succèdent les joies puissantes. Qui sait si ce vent violent n'aurait emporté son univers de conte ? Quand le soleil rouge débordait par la fenêtre, elle fermait les persiennes, murmurant pour elle-même : "Plutôt le calme, plutôt l'ombre ...". La dernière fois qu'elle m'a reçue, elle craignait pour sa santé, ne sortait plus, buvait beaucoup de thé. C'était une enseignante de lettres fraîchement retraitée qui affirmait ne plus voyager que par les livres : de hautes bibliothèques sommairement adossées aux murs pouvaient en attester ; c'était du reste le seul élément imposant que contenait son logement. Elle ne s'enquérait pas de mon état, mais elle me prêtait quelquefois des ouvrages parsemés de fleurs séchées, ce que je tenais pour une marque d'égard. L'une de mes amies m'a rapporté l'avoir croisée récemment : "Que devient Nora ?", aurait-elle demandé, "Lit-elle encore beaucoup ?". J'aimerais lui écrire, et me sens coupable de ne pas y parvenir. La honte de ne pas lui avoir rendu ses livres m'en empêche toujours".
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Poème d'Anne-Rose
J'ai gardé ce livre-là
que tu m'avais prêté, toi
qui t'en es allé depuis.
Je ne l'ai jamais lu.
Il demeure
sur une étagère, intact.
Si l'on y songe,
c'est plein de fantômes,
une bibliothèque :
ceux de nos moi passés,
ceux d'inconnus,
ceux des amis perdus.
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Vendre : Iñacio
"Il y a un local où l'on peut vendre ses livres ; et je m'y suis rendu, plusieurs fois, je l'avoue. Des manuels à moitié lus, des romans abandonnés, des revues un peu datées, ces ouvrages récupérés dans des déménagements ou des brocantes, et puis cette œuvre qu'une personne brièvement connue m'avait offerte. Sur la première page originellement nue, on pouvait lire un mot manuscrit. Son propos, je ne m'en souviens plus très bien, ni son aspect. La revendeuse un peu gênée, bien qu'elle eût déjà vécu ce type de situation, a pointé la dédicace du doigt :
_On n'accepte pas ça, est-ce que je l'arrache ? Ou je vous rends l'article ?
_ Retirez la page.
Une légère rougeur m'est montée aux joues, rien qu'une vague honte à exposer ainsi ma cruauté, mon manque d'attachement pour ces démonstrations d'amour, comme si c'était une faute. Je ne conserve pas, j'évide, afin de n'être pas retenu, empêché par le passé. On dit communément qu'il faut savoir tourner des pages : moi je les vends ou les arrache. Mes livres ne sont ni des traces sentimentales, ni des preuves, ni des témoins, leur aspect matériel ayant pour moi peu d'importance, à l'exception de certains d'entre eux qui sont une citadelle, le refuge de l'enfance".
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Enquête : Amélia
"Des cartes, anciennes, numériques, des cartes étatiques, urbaines, ferroviaires, des cartes non pour concervoir des organisations spatiales, mais pour traverser le temps. Je suis revenue sur les pas de ma famille. Leur voyage de retour, c'est moi qui l'ai accompli, dépositaire pour ainsi dire de leur propre nostalgie. J'avais dans mon sac des outils géographiques, des questionnaires, des statistiques ; j'étudiais mes frontières, et celles de mes aïeules. Poreuses, elles se déplaçaient sans cesse, et ce avant même que je m'en fusse aperçue : j'avais été formée d'un écheveau de routes. Je taillais mes crayons, affûtais mes stratagèmes, consultais les documents. Peu à peu s'est constituée la grande bibliothèque de mes recherches (articles, listes, coupons, en plus des manuels universitaires), archives que des Petits Poucets, à leur insu, m'avait laissées. Ai-je fait cela pour moi ? J'ai enterré les miennes à l'aide de livres, j'ai composé un kaddish, disparate et secret ; qui aurait cru qu'un stage pût fournir le prétexte à une telle entreprise ? Coïncidence ou non, c'est d'ailleurs durant ce voyage que je me suis mise à écrire, comme si une voix nous avait en quelque sorte été rendue. Ai-je fait cela pour moi ? Quand je repense à ces années, je me revois errant de lieu en lieu, tout à la fois déterminée, hagarde, et seule, à dialoguer avec les mortes".
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Métamorphoses : Rachel
"La traduction est une métamorphose d'un texte, d'une langue à l'autre, d'un corps à l'autre (je murmure et je chante mes brouillons, j'y mets mon souffle et mon élocution), mais aussi la mise au jour une bibliothèque portative, celle des lectures inscrites en soi, mêlées, indissociables. Amélia me disait dernièrement qu'en traduisant le "Sonnet en guise de rose" de Jan Skácel sur des voleurs de roses publiques, et "l'aucune fleur" des bouquets, elle avait laissé des souvenirs d'Éluard, Pasolini, Rilke et Mallarmé affleurer à sa conscience, guidant ses propres vers. Rythmes, images, impressions, elle ne pouvait empêcher l'apposition à sa pensée de leur tamis, de leurs contraintes, de leurs tournures. Ainsi ne s'était-elle pas contenté de relever ces références : elle les avait intégrées comme par alchimie, les avait fait opérer ensemble, apprentie sorcière tenant son pouvoir de ces ingrédients disparates qu'elle emporte dans sa besace. Et je le ressens également, cet échange et cette confusion de voix qui nous ôtent tout sentiment de solitude face à l'œuvre étrangère. De fait, nous sommes plusieurs, et nous l'avons toujours été, sans même nous en apercevoir".
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Résister
Anne-Rose avait une angoisse qu'elle n'osait confier par superstition, car elle craignait que la parole ne précipitât le destin. Cette angoisse inavouée, c'était que sa bibliothèque brûlât. Elle imaginait avec terreur les livres patiemment accumulés s'envolant en fumée, les pages aimées tombant en cendres. Malgré le carnet où elle consignait ses achats, il lui serait impossible de reconstituer sa collection, compte tenu de la rareté de certains ouvrages. Fingal, qui devinait ses pensées, lui raconta que ses grands-parents, dans un pays en guerre, avaient créé une association d'artistes après la destruction d'une partie de la ville et de ses bibliothèques. Ils avaient bravé le dénuement, les divisions politiques, la peur des répressions, pour reconstituer un fond. Dans leur boutique exigüe, les livres pouvaient se vendre, se consulter ou s'emprunter. La pièce était mal isolée, et seul un petit poêle la chauffait durant les rudes hivers. Des étudiants, des écrivains, des professeurs, des passionnés venaient apporter du bois, du charbon, et déposer les quelques œuvres et revues qui leur restaient. Bien vite, la boutique devint un salon où l'on se réunissait pour lire, débattre, ou simplement sympathiser. Les libraires s'y relayaient jour après jour. Ceux ayant perdu leur travail dépendaient d'ailleurs de l'association pour survivre, et s'y consacraient corps et âme. Quand le régime décida de fermer la boutique, jugeant ces rassemblement quotidiens suspects, les membres se hâtèrent de mettre les livres à l'abri chez les uns et chez les autres. Ainsi se mit en place un réseau de lecteurs clandestins. Anne-Rose demanda dans quel dessein Fingal lui rapportait cela : "Si ta bibliothèque disparaît, nous serons là pour t'aider à la compléter. Les mordus de lettres ne sont pas isolés, ils font partie d'une communauté, même en temps de crise". Anne-Rose songea aux femmes et aux hommes qui avaient pris le risque de sauver ces livres : "Notre activité à nous n'est pas aussi urgente". "Certes", répondit Fingal, "mais qui te dit qu'à notre façon, nous ne résistons pas ?".
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Dissidence
Quand il est revenu du camp,
l'écrivain dissident
ne savait plus lire.
Les mots se dissolvaient
dans une marée sombre,
carcasses de boucles
et de traits, coquilles brisées.
Restaient dans sa mémoire
les néons vacillants
d’une bibliothèque scolaire.
Le silencieux délice.
Les phrases sur leurs lignes,
en rangs serrés, bien sages.
Devenues si fragiles
que la terreur, et la faim
les avaient dévorées
comme de l'intérieur.
Devenues si sauvages.
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Conversation IX
"Quand je songe à notre groupe, les mots des marges et de la vie souterraine me viennent à l'esprit : trafic, occulte, junkie", dit Anne-Rose d'un air amusé, auquel Fingal répond : "Tu crois que nous sommes impliqués dans des échanges interlopes ? La littérature est encore licite". "Pourquoi paraissait-elle si dangereuse aux jeunes filles d'autrefois ?", rétorque Nora du même ton joueur. "On peut être totalement dépendante de la substance livresque qui, comme chacune le sait, corrompt". Anne-Rose esquisse un sourire, puis ajoute : "Plus sérieusement, j'ai l'impression d'un décalage ... Comment exprimer ça ? Nous ne sommes pas hors du monde, bien sûr, nous y sommes engagés à un autre degré. Pas mieux, mais différemment. Et cette différence est ... Elle n'est pas ... Enfin, il n'y a que nous pour la reconnaître. Elle passe inaperçue, silencieuse, secrète. Sans doute cela nous protège-t-il, d'ailleurs. Je me sens si souvent heurtée par les choses". "Les livres génèrent néanmoins un commerce et des critiques ; ils sont mis à l'honneur par des institutions". "En faisons-nous partie ?", demande Anne-Rose. "Nous parlons le langage clandestin des passions, dans ce petit cocon que nous avons formé. Il n'y a que les toqués et les amants pour le comprendre autant que nous".
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Le monstre
Un matin de vacances, après une nuit à discuter, Amélia regardait les tas de livres éparpillés chez Rachel : "Tu as lu Compagnie de Beckett ?". Rachel saisit son exemplaire avec un sourire attristé : "Oui, je l'ai découvert dans une période de deuil. Je l'ai douloureusement aimé comme tout ce qui nous émeut dans ces moments-là, de façon impromptue, par accident. Ce n'était pas mon genre de livre, si tant est que j'aie un genre de livre. Disons que je n'avais pas de curiosité pour cet auteur, dont le style me tenait à distance". Elle feuilleta quelques pages qui semblaient encore intactes, n'ayant été relues depuis. "Cristina Campo parle de ces rencontres inattendues dans Sotto falso nome. Je t'avais envoyé ce passage, tu t'en souviens peut-être. Dans les temps étranges, on est parfois avide d'œuvres inhabituelles, auxquelles on pose des questions inédites. Est-ce qu'elles y répondent ? Je ne sais pas. Mais elles comptent parmi les voix singulières et persistantes qui nous ont appelées à un instant donné". Amélia effleura tendrement son épaule. "Je comprends. Dans mon anthologie personnelle, on trouve aussi ces perles difformes, ces monstres ...". "Des monstres", répéta Rachel. Elle se mordit la lèvre, puis son visage reprit cet air jovial et serein qui lui était familier. Elle plaça Compagnie en haut de la pile désordonnée dont elle l'avait extrait. "Ces livres restent à part ; ce qu'ils nous signifient sera toujours à part".
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Une performance
Iñacio cherchait sur son portable quelle photo le représenter sur l'application de rencontres où il s'était inscrit. "Aucune ne donne envie de me parler", soupira-t-il en reposant bruyamment le téléphone sur sa table de chevet. "Tu fais si peur que ça ?", plaisanta Rachel. "J'ai l'air mal dégrossi". "Pourquoi ne poserais-tu pas devant des livres ?", suggéra Nora. Iñacio ouvrit des yeux incrédules : "Des livres ? Sur une appli de rencontres ? Mais c'est ridicule !". Ses amies lui firent remarquer que des usagers du site se mettaient en scène à côté de leur bibliothèque, le plus souvent volumineuse, comme si la taille de celle-ci constituait une performance. "Je ne veux pas être vulgaire, mais la taille compte", commenta Rachel. "Mouais, ne me dites pas ce que vous avez derrière la tête". Nora balaya l'appartement du regard : "Tu ne possèdes que des polars défraîchis. Je propose qu'on prenne la photo chez moi ! Lunetté, en costard, façon Karl Lagerfeld devant sa propre bibliothèque. J'ai de très beaux ouvrages". Ce projet n'eut pour réponse que l'air renfrogné d'Iñacio. Rachel reprit : "Je ne vois pas pourquoi ça te contrarie". "Je ne veux pas me vendre, ou du moins, pas d'une manière qui implique ce que j'aime". "Pourtant, tu ne sembles pas accorder de valeur sentimentale aux livres, d'ordinaire", fit observer Nora. "Les œuvres circulent sur les marchés, de main en main, sur les écrans ... Elles circulent dans une économie marchande. Mais pas seulement. L'iconographie de la bibliothèque est fort ancienne ; on peut songer à Saint Jérôme entouré de ses livres, profanes ou religieux. Montrer un ouvrage n'est pas le désacraliser, et cela même qui contient les icônes peut devenir icône ... Enfin, je m'égare". Iñacio, qui n'avait pas suivi l'exposé de son amie dans son entier, but quelques gorgées de bière, puis avoua : "J'ai peur des attentes que ça pourrait créer ... Car je ne suis au fond qu'un lecteur inattentif, un lecteur négligent ...". Il baissa doucement la voix : "Et j'ai peur que les œuvres me trahissent, qu'elles en disent trop sur moi. J'apprécie par dessus tout l'anonymat ... C'est sûrement bête, mais j'ai ce sentiment bizarre ... Les noms des livres me nomment aussi ...".
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Alexandries : Amélia
"Cela fait des siècles que la bibliothèque d'Alexandrie n'existe plus. Seule sa légende subsiste.
La légende, d'habitude, précède l'écrit de plusieurs décennies ou siècles, et elle vient le hanter, voire infléchir son rythme, son souffle, sa geste. Des ouvrages dont ne reste que la rumeur, c'est le monde à l'envers. Il en résulte une nostalgie particulière, une nostalgie toute livresque, le lieu manquant étant celui de la lettre.
La bibliothèque est née d'un songe visionnaire : on raconte que dans son sommeil, l'empereur Alexandre a entendu un vieil homme lui réciter des vers de l'Odyssée. Ils chantaient l'île de Pharos, où a ensuite été fondée la septième merveille antique, sa conception étant de ce fait étroitement liée à la parole poétique. Elle répondait au dessein de Ptolémée, successeur d'Alexandre en Égypte, de réunir les œuvres de l'époque, quelles que fussent leur langue et leur discipline, à l'usage des savants. Forteresse destinée à la collection, elle n'était néanmoins pas un simple espace d'archive, mais aussi de transmission, grâce à ses traducteurs notamment. Ceux qui avaient la chance d'y entrer circulaient dans les rayons : là-bas, aucune table, aucune chaise, comme si les textes étaient voués au mouvement. Ainsi s'ouvraient les routes du savoir. Ce sont quelques éléments de la légende alexandrine.
Où est passé ce lieu ? Qu'a-t-on fait de ses livres ? Dans l'antiquité, Alexandre a bâti plus d'une ville à son nom. De même pouvons-nous émettre l'hypothèse que nous édifions, à notre tour, nos petites Alexandries, certes plus modestement (mais nos connaissances cumulées sont telles que nous devons aujourd'hui nous contenter d'être modestes). Nous rassemblons des savoirs, des récits, des poèmes, pour recréer un univers. Patient travail de rapprochement, qui accompagne et favorise le développement d'un esprit ; architecture de textes nomades. Peut-être l'amour des livres se conçoit-il difficilement sans cette ambition inavouée de refonder un centre où des chemins convergent, un abri pour le divers.
Une bibliothèque propose un cosmos, le dessine, lui donne vie. Et toute bibliothèque dispersée rejoue la perte d'une Alexandrie rêvée".
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Conversation X
"Et si nous vivions ensemble ? Si nous fondions une communauté ?", proposa Rachel un matin, après une longue nuit de lectures et de fête. "Nora serait notre enseignante, Amélia notre bibliothécaire, Anne-Rose notre poétesse nationale. Je serais traductrice. Les garçons s'occuperaient des tâches ménagères". "Ton utopie consiste à réduire les hommes en esclavage pendant que les dames tiennent salon, si j'ai bien compris", protesta Fingal en affectant un air bougon. Nora éclata de rire : "Profites-en dès maintenant pour t'entraîner à la vaisselle, mon chou". "À l'inverse, supporterions-nous de vivre éloignés ?", chuchota la voix rêveuse d'Anne-Rose. "Je ne pourrais habiter dans un autre pays que le vôtre, et je songe parfois à la grande bibliothèque qui naîtrait de la mise en commun de nos ouvrages". Amélia échangea un bref regard avec son amie : "On ne se séparera pas. Mais ici, tout est trop petit. Il nous faut une maison ailleurs". "Si nous déménagions tous ?", lança joyeusement Rachel. "Vu le temps que vous passez chaque jour à papoter par internet et autres sms, qu'est-ce qu'une communauté matérielle changerait ?". "Fingal, tu te moques de nous, mais je suis sûre que tu es emballé". Rachel déplia une carte d'Europe : "Il ne nous reste plus qu'à choisir un lieu".
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Séances de lectures
En attendant de fonder leur communauté, les membres du Groupe des Cerisiers continuaient de s'inviter les samedis après-midis pour des "séances de lectures", qu'Iñacio clôturait par des tirages de tarot. Anne-Rose picorait des poèmes de recueil en recueil, son œil clair scrutant les pages à l'instar de celui qu'on prête aux pies en quête de trésors. Amélia lisait des romans près des fenêtres ouvertes, ou bien tournait son visage vers le ciel, les paupières fermées par jour de beau temps ("Je suis un véritable tournesol", affirmait-elle souvent, "un seul rayon est capable de m'arrêter en pleine rue"). Nora restait très concentrée sur ses ouvrages, les commentant brusquement entre deux soupirs : "Ah, quelle œuvre ! Mais je préfère les chapitres moins noirs", à quoi Amélia répondait, les yeux mi-clos : "Moi non plus, je n'aime pas le cynisme". Fingal finissait par déclamer les passages de son choix, prenant plaisir à les entendre après les avoir lus. Iñacio battait ses cartes en inventant des prédictions. Il leur arrivait, par moments, de s'endormir. Après quoi, l'heure du tarot les plongeait dans d'intenses spéculations, non tant parce qu'ils y croyaient, que par désir de prolonger cette soirée en écrivant leur propre histoire : "La Tour annonce notre déménagement, ça me semble très clair", "L'impératrice nous met en garde contre une tendance au désordre". Ils s'en allaient la tête remplie de récits à venir.
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Conversation XI
"J'ai une imagination trop grande pour moi, comme un habit large dans lequel le corps flotte, et qu'on essaie d'ajuster", confia Rachel un après-midi. "Est-ce à cause des livres ?", lui demanda Nora. "Non. Je suis née ainsi, je crois. Lire a en réalité discipliné mon imagination, lui a fait prendre formes et couleurs". Fingal reconnut qu'il en allait de même pour lui, ce qui accentua la perplexité de Nora : "Vous voulez dire que vous finissez par discerner des images dans une matière brute, un fond latent que l'art vient modeler ?". "C'est exactement ça", confirma Rachel, secondée par les hochements de tête de Fingal. "Mais comment est-ce possible ?". "Il y a une grande réserve de rêves en nous. Les livres les font émerger de l'ombre".
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Les choix
"Je dois faire ma valise pour le séjour chez ma cousine ... Dilemmes en perspective", confia Rachel dans un soupir. "Tu ne sais pas quelles affaires prendre ?", demanda Iñacio. "Oh si. Ça, ça va vite. Un short, une robe, des chaussettes, des culottes, de quoi se laver, et hop ! Pas besoin de réfléchir. Non, ce que j'appréhende, c'est de ne pas savoir quels livres emporter ... À chaque voyage, je me charge de kilos de livres, pour n'avoir pu faire un choix. Il y en a trop qui me tentent, et qui attendent sur les piles". Amélia lui glissa : "Tu sais, ça m'arrive au quotidien en quittant mon appartement, parfois même pour d'aussi brèves sorties que des courses, des passages à la laverie ... C'est pour ça que je picore tant d'œuvres sans les achever : une page un après-midi, un bout d'essai une matinée ... Sitôt qu'une décision est prise, je pense aux livres délaissés, que j'aurais aimé découvrir. La curiosité, ou le scrupule, me rendent inconstante. Voilà comment on en vient à être une lectrice par sauts de puce". "La curiosité, le scrupule, et ceci d'étrange que ma bibliothèque me manque très vite. La possibilité de saisir un texte au hasard. L'abondance et la disponibilité de la collection. Non, nous ne sommes pas inconstantes, mais au contraire fidèles ... Nous ne concevons plus les œuvres de façon isolée : nous sommes attachées à l'ensemble du monde que nous avons construit. Emporter un livre ou deux, c'est aussi se souvenir de l'absence de tout le reste".
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Conversation XII
"J'ai cru chercher le livre qui se suffirait à lui-même, le livre définitif, parachevant toutes mes lectures. Comme si chaque ouvrage devait m'y préparer, constituer une étape vers cette œuvre ultime". Nora marqua une pause devant l'expression intriguée de ses amies. "J'imagine que tu ne l'as pas trouvé ?", demanda Rachel, qui désirait connaître le fin mot de l'histoire, mais s'attendait à une déception. "Je l'ai trouvé. Une première fois dans Les Vagues de Virginia Wolf, puis une deuxième fois, une troisième ... Dans d'autres livres très aimés. À chaque lecture, la certitude de suspendre la quête, de voir fixé avec netteté que je n'avais cessé de pourchasser à travers les lignes. Je ne me suis trompée que sur un point : cette expérience n'est pas unique". "Le livre ultime est pluriel, admit Rachel, ou bien l'on pourrait dire qu'il comporte plusieurs chapitres". "Une bibliothèque et toutes ses révélations est une œuvre ultime", murmura rêveusement Anne-Rose.
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Paléontologie
Fingal soupirait de désespoir en inspectant les amoncellement de livres qui avaient grignoté l'espace de son appartement. "Bon alors, tu le trouves, ce roman ?", lui demanda Nora en feignant l'impatience, amusée du manque d'organisation de son amoureux. "Tout s'est accumulé ! C'est un cauchemar", grommela Fingal. "Bientôt, je vais devoir chercher les œuvres comme on part en fouilles !". "Il est vrai que tes lectures se sédimentent et forment des sortes de couches géologiques. Impressionnant. Sur les piles les plus basses, je ne serais pas surprise d'exhumer un os de tricératops". Fingal était exaspéré : "Tu pourrais m'aider au lieu de rigoler".
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La ruche
"J'ai une bibliothèque-ruche : je suis la reine et les livres sont les abeilles", déclara joyeusement Nora. "J'ai une bibliothèque-ruche, la reine se cache quelque part, et je fais partie des abeilles", reprit Rachel. Ce à quoi Fingal rétorqua : "Je suis une bibliothèque-ruche : il n'y a pas de reine, et nous avons décidé de fonder une communauté anarchiste avec les autres abeilles".
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Vivre ensemble
Un matin, Anne-Rose se retrouva célibataire. Tout s'était passé silencieusement, à pas feutrés. Dans sa bibliothèque, elle tria les livres qui lui appartenaient, et ceux qu'elle devait aux relations diverses, actuelles ou anciennes, qu'elle avait nouées, dans l'idée de les rendre. Elle s'aperçut assez vite que la plupart lui avaient été offerts ou prêtés par Amélia, son amie de longue date. Elle les abandonnait parfois sur la table basse de son salon, accompagnés de petits mots. "Tu n'aurais pas accepté ce cadeau, mais je voulais absolument qu'il soit à toi. Donne m'en des nouvelles", pouvait-on lire par exemple sur la page de garde d'un recueil de Tsvetaïeva. Amélia, subrepticement, l'avait enveloppée de sa présence : des photos, des ouvrages, des objets rapportés de l'étranger, et des centaines de messages manuscrits ou virtuels. Peut-on vivre ensemble sans même le deviner ? Anne-Rose sourit, puis éclata de rire, toute seule parmi ses livres. Elles s'étaient dit un jour que, plus vieilles, veuves et ridées, elles s'uniraient. La vieillesse survint plus tôt que prévu. Elle et Amélia décidèrent d'entreprendre un long voyage, après quoi elles s'installèrent dans une chambre en bord de mer.
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S'abriter
Le départ d'Amélia et Anne-Rose suscita joie et remous au sein du Groupe des Cerisiers. Elles en étaient pour ainsi dire les nœuds, chacune à leur manière, Amélia par ses initiatives, et Anne-Rose parce qu'elle était une confidente de choix, discrète, intuitive. Le groupe perdait son centre de gravité, et les liens qui le maintenaient si subtilement uni. "C'était inévitable, vu leur complicité", reconnut Rachel. Elle crut opportun de rappeler son projet utopique à la mémoire de ses amis : "Il ne nous reste qu'à les rejoindre pour fonder notre communauté". "Mais tu n'en démords pas !", s'exclama Fingal. "Jamais. Je suis du genre obstiné". Nora lui répondit après réflexion : "Ça me semble de moins en moins insensé. Si nous étions riches, nous partagerions d'abord une résidence secondaire, puis nous aviserions". Les actualités qui secouaient le pays, inquiétantes, instables, renforçaient plus encore ce besoin d'un abri.
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Conversations téléphoniques
Nora était très anxieuse à l'idée de téléphoner, redoutant les silences et les malentendus sans l'appui précieux des gestes, des expressions et des regards. Mais quand Anne-Rose et Amélia quittèrent la ville, elle les appela souvent, discutant avec l'une, avec l'autre, ou avec les deux amies réunies autour du haut-parleur. Nora évoquait sa fatigue, sa difficulté à rester concentrée, ce pourquoi toute lecture lui coûtait des efforts : "Je songe à vous et à Rachel pour qui ça semble léger ... Un acquiescement facile, ou bien une grâce ... Alors que j'ai l'impression de nager à contre-courant. Je me rappelle mon adolescence, quand j'ai délaissé les bouquins jeunesse en faveur de classiques plutôt destinés aux adultes. C'était comme perdre un pouvoir d'ubiquité pour se retrouver sur une route accidentée, où il fallait avancer lentement. Les mots, la syntaxe, ça se dérobait sous mes pieds. Je ne pensais pas revivre ça de nouveau". Elle concluait avec un humour teinté de regret : "Me voilà revenue au même point que mes élèves, qui décrivent une résistance similaire". Son entrée dans la vie active l'avait rendue moins disponible et plus distraite. Amélia répondait qu'elle avait pris le parti de survoler les textes, les effleurant seulement sans s'y apesantir. "Mais tu ne te sens pas frustrée ? Moi j'ai l'impression de manquer tellement de détails". "Et alors, rien ne t'empêche de revenir folâtrer dans les passages que tu n'as pas assez explorés". "Je n'ai pas cette insouciance", admettait Nora. "Je suis bêtement engoncée dans un esprit de sérieux. L'enfance est un don qui ne m'a pas été accordé". Au demeurant, elle se doutait que son angoisse à téléphoner découlait d'un même désir de ne rien laisser échapper : "J'ai besoin de clarté, de cette lumière scrutatrice qui balaie chaque recoin ... Je n'arrive pas à accepter d'être en incapacité de savoir ... Démunie face à quelque chose que je ne pourrais pas cerner". Amélia concluait : "Aussi étrange que ça puisse paraître, il est difficile de s'abandonner. Peut-être que ça s'apprend, encore et encore. Peut-être que c'est un art qu'on ne maîtrise jamais vraiment".
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Curiosités : Amélia
"Parfois j'ai peur que mes refuges deviennent des pièges. Je ne peux pas élire un lieu unique où trouver protection. Je redoute trop ma tendance à l'enfermement dans un univers clos, répétitif, rigide, si bien que je veille à me rester infidèle : je flâne d'amusement en passion, multipliant les savoirs hétéroclites. Ma bibliothèque possède des portes dérobées par lesquelles je m'échappe. Il en va de ma curiosité comme d'une hygiène intellectuelle".
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Changer de vie
"Un jour, je te jure, je change de vie : je me rase les cheveux, je me mets au vert, je pars élever des chèvres, je me débarrasse de mes livres pour en acheter de nouveaux". Nora était excédée par des ennuis dans son lycée. "Ce que tu dis est presque crédible, sauf cette histoire de bibliothèque", répliqua Fingal d'un air goguenard. "Vraiment, pour être une autre femme, il faut que je recommence tout à zéro. J'irai en librairie trouver des ouvrages sur les animaux, le jardinage, les fleurs ...". "Mais tu serais capable de faire mourir un cactus !". La jeune femme se laissa tomber dans un fauteuil. "Je me sens piégée dans ma vie. Même mes livres me pèsent, parce qu'ils matérialisent ce que je suis devenue. Mon métier, ma sensibilité, mes relations, je leur dois beaucoup ; et justement, à part mes amitiés, plus rien ne me convient". Fingal lui tapota l'épaule pour la consoler : "Tu as peut-être simplement besoin de repos ?". Nora soupira : "J'aimerais parfois que l'utopie de Rachel ne soit pas seulement un rêve".
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Retard II
Bonjour Rachel W.,
Les bibliothèques de l'Université - Fabienne Raymond vous rappellent que vous avez des documents en prêt à rendre :
Auteur : Dangarembga Tsitsi 1960-....
Titre : Nervous conditions Texte imprimé Tsitsi Dangarembga
Cote : 840(6)"19" DAN T 7
Date de retour prévue : 04/06/2019
Bibliothèque de retour : Lettres et Arts
Auteur : Krog Antjie 1952-....
Titre : Ni pillard, ni fuyard Texte imprimé poèmes, 1969-2003 Antjie Krog choisis et trad. de l'afrikaans par Georges-Marie Lory
Cote : 876"19" KRO 2
Date de retour prévue : 04/06/2019
Bibliothèque de retour : Lettres et Arts
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Conquête : Anne-Rose
"La lecture des romans provoque chez moi un désir de lutte. Les poèmes et les nouvelles offrent des traversées, des passages, qui me donnent parfois envie de m'y arrêter et de les posséder, grâce notamment à l'apprentissage par cœur, mais rien qui s'apparente à ce combat contre la densité des pages, le temps qui s'étire, les pièges de l'intrigue, comme si le livre lui-même était une terre de défis. Je finis un chapitre et je plante un drapeau. Je n'ai pas abandonné. La vaste contrée du récit ne me résiste pas. Toute progression est une invasion. Quand le roman est entièrement annexé par l'imagination, je me retourne sur cette conquête, les richesses qu'elle n'a pu saisir, la tristesse de ce qu'elle a dénudé, et la frustration aussi que la fiction demeure close, qu'il faille, après avoir empoigné l'œuvre, en prendre congé avec le sentiment qu'il ne reste rien à voir. Jusqu'à la prochaine lecture, dans les cas les plus rares. Les romans engendrent cette violence. C'est pour cela que je n'en lis pas beaucoup".
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Boîte à livres
Dans la ville, s'étaient multipliées les boîtes à livres, souvent remplies de vieux journaux, de dictionnaires, ou de manuels scolaires. Rachel et Iñacio y laissaient des romans. L'après-midi, ils lisaient au soleil dans le jardin suspendu qui faisait face au fleuve, et si le soir venant ils l'avaient terminé, ils déposaient l'ouvrage sur l'une des étagères plastifiées qui se trouvaient devant la grille. Rachel se souvenait en particulier d'une histoire d'amour et d'exil, une tragédie. Le vent soufflait fort pour un début d'avril, et elle dit à Iñacio qu'il manquait l'odeur de la mer, celle décrite dans le livre. Qu'elle ne s'identifiait aux personnages que de manière charnelle, par la force des sensations, jamais par le destin. Iñacio répondit qu'il en allait de même pour lui. Ils étaient parfois frustrés de relever le nez des pages sans ressentir l'air des hautes mers, ni en respirer le parfum. Arrachés à ces émotions, comme soudain appauvris. "Un voyage sur un bateau, c'est ce que raconte ce roman. J'aimerais que d'autres s'embarquent, et regrettent, eux aussi, que la mer soit lointaine". Le livre fut laissé dans la boîte. Le lendemain, il était parti.
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Lire pour deux
Un tapis de livres toujours plus chaotique s'étendait au pied du lit de Nora. Elle n'en lisait aucun durant des semaines. Cette vision l'angoissait, mêlant culpabilité de les avoir accumulés, désespoir de s'y plonger un jour, incapacité à choisir un élu dans cette masse de papier. Quand des amies venaient chez elle, négligemment elle la poussait du pied dans l'ombre, sous le sommier. Elle tentait de l'oublier. Seul Fingal extirpait un à un les livres de leur cachette, et tentait de rassurer Nora : "Si ça peut te soulager, je les feuillette pour toi, et t'en fais une sélection". Ils prirent cette habitude d'être un couple de lecteurs, se racontant les histoires, se conseillant des pages, en somme fusionnant leurs deux bibliothèques. "Je n'avais pas envisagé que l'amour, c'était lire pour l'autre comme soi", confiait ainsi Fingal.
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Une citation
Dans un tome des Correspondances de Victor Hugo, Nora a souligné cette phrase au crayon à papier : "Dans ma solitude, je n’ai plus de livres, et ma mémoire est toute ma bibliothèque". Elle a pris la page en photo et l'a envoyée par mail à tout le Groupe des Cerisiers, en précisant le contexte ("lettre à Alfred Dorcel du 29 mai 1880").
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L'Atlantide
La nuit tombe très vite,
comme une pierre
s'enfonce dans l'eau.
Le temps d'une courte
sieste, l'obscurité
m'a enveloppée, bleu
encre, presque liquide.
Mon livre, lui, reste
ouvert à la même page,
illisible. Tout caractère
s'estompe, et tout signe
est une inscription
aux murs de l'Atlantide.
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Une bibliothèque à soi
Fingal et Nora s'installèrent un printemps dans un petit appartement de centre ville. L'un comme l'autre avaient jusqu'alors eu l'expérience de la vie solitaire en son propre logement, selon un mode d'organisation que la conjugalité venait bouleverser. "Un problème pratique se pose", constata Fingal peu avant le déménagement. "Nous possédons chacun notre bibliothèque. Que deviendront les doublons dans le nouvel appartement ?". "Je les entreposerai chez mes parents, dans ma chambre d'enfant ou alors au grenier". "Ça me gêne que ce soit toi qui ampute ta bibliothèque". Embarrassé, Fingal bougonnait en essuyant les verres de ses lunettes contre la manche de sa chemise. "Un mec débarque, et voilà que la fille doit se séparer d'une partie de ses biens". Après un instant de réflexion, il décida que ce serait lui qui confierait ses livres à Iñacio : "C'est plus correct. Et puis, c'est toi l'intellectuelle aux beaux ouvrages. Moi, j'accumule les torchons". Nora, qui avait l'habitude des comparaisons où son compagnon se jugeait défavorablement, leva les yeux au ciel, mais accepta la proposition. "Cela dit, une question n'est pas réglée. Nos bibliothèques peuvent soit fusionner, soit rester côte-à-côte ; répondre à un même principe d'organisation, ou suivre des logiques distinctes. Les conséquences sont de taille, et méritent d'être considérées avec attention". "Ouais, tu crois que je vais mettre le bazar dans tes livres". Nora admit le redouter dans un grand éclat de rire, puis ajouta : "Je pense au texte de Virginia Woolf intitulé A Room of One's Own. Si nous ne souhaitons pas habiter des chambres séparées, pourquoi ne pas avoir une library of one's own ? Ces collections patiemment réunies, ces outils de travail, ces univers intimes, il serait dommage de les dissoudre dans une unité factice. Faisons bibliothèque à part". Fingal chaussa ses lunettes, et hocha la tête d'un air convaincu : "Toi et moi avons constitué avec amour cet objet indépendant qu'est la bibliothèque personnelle. C'est en quelque sorte notre enfant de papier". "Mais qui sait, peut-être les bras de nos créatures finiront-ils par s'enlacer ?".
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L'adieu
Le livre était fini. Amélia frotta ses paupières dans le crépuscule du mois d'août, et demanda tout haut : "Les a-t-on jamais rencontrés, ces personnages aussi inconsistants que l'air ? Ces fantômes de coulisses ? Quelques notations sur une page, parfois très peu d'indices, un faisceau de traits. Cependant il faut les quitter". Anne-Rose s'approcha d'elle et ajouta tendrement : "Il faut les quitter comme ces relations fusionnelles, mais brèves, nouées pendant des vacances ou une année à l'étranger. Nous savions qu'elles ne devaient pas durer. Peut-être est-ce pour cela que nous y avons mis tant de cœur, jusqu'à envisager l'adieu ... Non certes ainsi qu'un deuil, le mot est trop fort, mais ainsi qu'une perte d'un peu de nous-mêmes. C'est l'impression cruelle que me laissent les romans". Elle s'assit près de son amie dans la lumière rosée, qui leur façonnait deux profils presque identiques. "Je ne sais pas si les personnages meurent. Je leur imagine plutôt une vie éternelle, une âme", dit Amélia. "Nous, nous n'avons pas d'âme. Nous sommes ainsi plus fragiles qu'eux, d'une légèreté risible". Anne-Rose acquiesca, remit de l'ordre dans des papiers, épousseta des livres, avant de se retourner enfin vers Amélia : "Je crois que nous devrions revenir auprès de nos amis".
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La nostalgie : Nora
"Il en va de certains livres comme d'îles perdues, dans la mesure où même si on les relisait, ils ne seraient plus identiques à l'espace clos, au refuge que l'on a connus. Les conditions physiques, météorologiques, sociales de la découverte ne se reproduiront plus, ni ce climat intérieur, celui du corps et de l'esprit, sous lequel les mots sont accueillis, glissent légèrement ou nous martèlent de leur grêle. Il en va de certains livres comme de pays dont on garde une nostalgie, je ne dirais pas amère, non, c'est une nostalgie douce et tenace de ce qu'on a désiré dissiper, une occasion saisie une fois pour toute. En dépit de l'effacement inéluctable des détails et des structures, les œuvres sont des lieux de mémoire ; des bribes d'histoires nous restent, de fortes impressions. Sanctuaires de ce que nous avons senti, à ce moment de notre vie où nous ne pouvions sentir autrement, avec l'intensité d'un élan singulier. Il en va de certains livres comme de reliques, peut-être".
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Un lieu de mémoire
“Les bibliothèques existent pour se repérer dans le temps, et articuler le temps”. Rachel regarda les livres qui traînaient par terre en attendant d’être rangés. Iñacio l’aidait à les poser sur les étagères les plus hautes. “Qu’entends-tu par ça ?“. “Chaque livre a une mémoire, qui entremêle des mémoires : celles de la littérature, celles de la création, celles de la lecture. La question que je me pose, c’est la manière dont l’espace peut les contenir et les rapprocher, les faire parler ensemble”. Iñacio ajouta : “Les placer de telle sorte qu’on se souvienne où elles se trouvent”. “Des mémoires disposées dans un système mnémotechnique”. Un rayon de soleil éclairait le meuble où s’était formée une fine couche de poussière. Rachel soupira : “Mais pour le moment, je possède surtout des piles de livres, des objets accumulés sans ordre. La bibliothèque idéale, telle que je l’imagine, est à même de constituer un passé. Moi je vis dans le présent, où tout demeure éparpillé”.
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Enfers privés
L'appartement de Nora, presque entièrement dénudé à la fin du déménagement, parcouru du moiré des ombres projetées par les persiennes, semblait à Fingal conserver ses secrets. Il ne restait qu'un placard à vider, celui que sa compagne l'avait longtemps défendu d'ouvrir. Avec son autorisation, il fit glisser la porte coulissante qu'un défaut de conception rendait difficile à déplacer. Sous des torchons et un fer à repasser, il trouva quelques livres. "Curieux ... Nora ne m'a dit que du mal de ces auteurs", pensa-t-il en jetant un œil aux tranches. "Il doit s'agir des Enfers de sa bibliothèque personnelle : des œuvres occultées, sans doute désavouées". Il les plaça dans un carton à part. Cette découverte fut l'occasion d'une discussion avec leurs amis le soir même : "Pourquoi ne t'es-tu pas débarrassée de ces livres ?", demanda Fingal à Nora, qui venait de passer la journée avec Rachel et Amélia. "Parce qu'ils ont compté. Et à la relecture ... Il m'ont déçue. Ils ont acquis un statut étrange, ces textes décisifs, quoique reniés. Ils s'insèrent dans une vaste généalogie des lectures, et ne peuvent en être détachés ; mais je les assume plus". Rachel écoutait attentivement : "D'où vient la déception ? Des œuvres ou des auteurs ?". "Si je suis parfaitement honnête, elle vient surtout des auteurs. Je pense à ceux dont les déclarations me gênent ... Voire me révoltent", confia Nora. "Ma collection manifeste une éthique. Des artistes en sont les patrons, les modèles ou les dieux tutélaires ... D'autres, en revanche, doivent être écartés par souci d'adhésion à mes principes". Rachel répondit après un temps de réflexion : "Je comprends ta démarche, même si la mienne diffère. Les auteurs ne sont pas pour moi des figures d'autorité. Je n'attends pas qu'ils soient exemplaires, ni qu'ils soient une caution morale. Cela dit, je n'aurais pas l'idée d'acheter le livre d'une fripouille encore en vie. La question est simplement que mes actes ne profitent pas à des gens dont je désapprouve la conduite ou les paroles. Les morts et ceux dont j'ignore tout, ils me paraissent dépossédés de leurs œuvres, qui ont un destin propre. C'est avec elles que je dialogue. Elles répondent d'elles-mêmes". Amélia renchérit : "Je ne sais pas s'il est possible d'éviter cette question morale. Disons que tous et toutes, nous l'adressons différemment, à des textes, à des personnes, à des chimères, peut-être".
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Une tâche domestique
"Quand on se représente la ménagère modèle, on l'imagine dans sa cuisine, dans son salon, ou dans des chambres, occupée à repasser, plier le linge, refaire les lits. L'imagine-t-on s'agiter dans une bibliothèque ? Placer les livres selon ses affinités propres ?". Nora méditait au milieu des cartons de déménagement à moitié ouverts, en compagnie de Rachel, qui était venue l'aider. Peu de temps auparavant, sa mère lui avait reproché de ne pas être capable de s'occuper d'un foyer, ce qui la troublait, quoi qu'elle n'ait pas souhaité se soumettre aux exigences familiales. "La bibliothèque appartient à l'univers domestique, tout en restant à la marge", observa Rachel, tandis qu'elle empilait des ouvrages aux reliures défraîchies. "À la marge, parce que soustraite à l'intervention des femmes ; du moins, traditionnellement", ajouta Nora. "Je crois qu'aujourd'hui, plus personne ne distinguerait, dans la bibliothèque, un espace ordonné selon une vision masculine. Néanmoins, le poids des images est tenace. Ma connaissance des lettres n'est rien pour mes parents, si je ne sais pas disposer joliment les meubles d'une salle à manger. Je suis sûre qu'ils se moquent de mes collections, du soin que je leur apporte, alors qu'il s'agit d'une tâche comme une autre. En revanche, ils estiment le savoir de Fingal". Rachel soupira, et prit un air faussement contrit : "Je vois bien, on me fait souvent remarquer que je suis une mauvaise maîtresse de maison ; et pourtant ! Je range exemplairement mes livres ! Sans l'appui d'aucun monsieur". Songeant au chaos qui, chez son amie, tenait lieu de bibliothèque, et quelque peu rassérénée par sa désinvolture, Nora eut un sourire complice.
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Poétique de la bibliothèque
"À force de défaire, réorganiser, contempler ma bibliothèque, je me suis rendu compte qu'elle ne résultait pas que d'une éthique, comme tu me l'avais dit, Nora. Constituer une bibliothèque est un geste poétique sans cesse renouvelé, la création d'une œuvre à partir de ce dont on dispose : livres lus, livres à lire, livres connus par ouïe-dire, livres étudiés, livres qui ont pour nous été des événements, et livres oubliés. N'est-ce pas ce même rapport que l'on tisse par l'écriture ?". Anne-Rose laissa son mail en suspens, afin que Nora pût en tirer elle-même les conséquences. "Tu penses que toute écriture est réagencement de l'histoire littéraire ?". Quelques jours plus tard, accompagnée de photos de bord de mer légèrement floues, Anne-Rose glissait cette réponse lapidaire : "Toute écriture est bibliothèque". Rachel se joignit à l'échange et, après avoir donné des nouvelles d'Iñacio et d'elle, souvent en voyage sur les routes d'Europe, elle ajouta : "C'est une sorte de traduction, mais plus lointaine, plus médiate que celles auxquelles on peut penser dans le domaine de l'édition. Une affaire de degré, sans doute".
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La correspondance
Quand Iñacio dut subir une opération des yeux, Rachel entreprit de lui faire la lecture afin que le temps ne lui parût pas trop pesant. Le jeune homme ne pouvait fixer son regard sur les petits caractères d'imprimerie, au risque de souffrir de migraine ; ainsi avait-il timidement accepté la proposition de son amie. Rachel s'asseyait à son chevet, et entamait des passages de sa voix émouvante, pleine de nuance, comme si elle avait été dotée d'une palette de teintes chaudes. Iñacio pensait que de ces couleurs, l'imagination s'emparait sans efforts pour peindre ses fantaisies, aussi fidèle aux mots que libre dans les silences, les interstices des signes. Durant ces heures, il ne se lassait pas de la coïncidence parfaite entre les inflexions de cette voix, et le visage trahissant l'intelligence du texte, l'ébauche d'un sourire, le haussement d'un sourcil, l'expression enjouée ou perplexe. Par le mouvement de ses traits et les variations de son ton, Iñacio la voyait accomplir un acte dont le caractère banal, sans sérieux ni solennité, ne faisait néanmoins pas oublier la magie d'une correspondance. Lorsqu'elle reposait le livre, et s'étirait avec nonchalance, fatiguée de s'être longtemps concentrée sur les pages, Rachel ne se doutait pas de la cérémonie qu'elle venait de conduire ; mais elle décelait, dans l'air d'Iñacio, un bonheur enfantin qu'elle ne lui connaissait plus.
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Conversation XIII
"Au début de notre amitié, au moment où ce pas serait franchi entre les gens que l'on frôle et ceux auxquels on se lie, nous arrivions chacun avec nos pensées emmêlées, nos existences séparées, farouchement défendues", dit Rachel, assise en tailleur sur une chaise, les pieds nus. Ses longs cheveux ébouriffés lui donnaient un air sauvage de petite fille grandie par ses propres moyens, téméraire, joyeuse, mais quelque peu énigmatique. "Chacun, chacune bringuebalant son enfance. Mais la littérature a coloré l'arrière-fond sur lequel nous nous détachions ; elle a créé cet élément, élusif et lumineux, dans lequel nous nous mouvons. Elle est devenue notre mémoire commune". Elle posa sur ses cuisses un livre de Rainer Maria Rilke. De main en main, ils s'étaient prêté ces pages désormais écornées, marquées de leurs empreintes. "Nous avons notre façon à nous d'être ensemble, même lorsque nous sommes séparés. Cette façon particulière de nous appartenir". Fingal et Iñacio, qui venaient d'achever une partie de cartes, comptaient les points sans mot dire. La voix de Rachel leur parvenait comme dans un rêve. Quant à Nora, étendue sur un canapé du fait d'une brusque fatigue, elle tirait de ces propos des conclusions silencieuses : "Je pense qu'une utopie tout à fait viable est une bibliothèque", finit-elle par avancer malicieusement. "Non, je ne crois pas. Le lieu qu'est la bibliothèque, lui, existe déjà", répondit Fingal en relevant le nez de ses cartes.
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Épilogue
Anne-Rose et Amélia revinrent habiter dans la ville qui avait vu naître le Groupe des Cerisiers. Les amis organisèrent un festin où l'on s'échangea livres et gourmandises assis sur des coussins mœlleux. Il y avait dans l'air quelque chose de doux et paisible, cette suspension propre aux répits au milieu du fracas. On convenait d'ailleurs qu'au fond, c'était peut-être la principale expérience qu'on avait en commun, cette trêve par les livres, solitaire ou festive. Les mots et l'alcool coulaient à flots, sauf pour Nora qui, enceinte de plusieurs mois, sirotait un jus de fruits sous l'œil tendre de Fingal. Par la suite, des disputes eurent bien sûr lieu, des retrouvailles, des excuses, mais toujours le cercle finissait-il par se reformer, souvent à l'aide d'œuvres opportunément adressées aux parties courroucées. Les livres étaient un pansement sur ces tiraillements que traversent les amitiés trop vives. Il suffisait de choisir les textes adéquats, à commencer par des recettes de cuisine, très appréciées des amis, et d'une indéniable utilité dans l'adversité. Ainsi nos personnages furent-ils heureux ensemble, au sein de ce chaos qui leur était particulier, et qui, dans ses métamorphoses, valait sans doute une utopie. Qu'ils fussent encore d'avides lecteurs n'était plus la question, tant les liens que la littérature avait tissés étaient durables et profonds. Issus des mêmes pages, formés des mêmes phrases, ils seraient quoi qu'il advînt à jamais frères et sœurs.
C'est très beau et tellement juste,je suis tous les personnages et surtout Rachel;
RépondreSupprimertout est si bien ressenti,décrit;
comme je voudrais pouvoir le dire,mais vous avez le talent pour le faire;
Merci de me permettre de me retrouver dans votre miroir;
j''aime beaucoup la formule: "La bibliophilie, c'est la maladie des gens qui ne lisent plus;
mais je m'en suis guéri ainsi:
Autodafé.
http://jeunesecrivains.superforum.fr/t55355-poemes-de-quetzal
un jour il brûla ses 300 livres,chair de papier vibrante de passions.
Le matin s'attardait au solstice,
le bûcher en ses cendres
qui fumaient comme un vieil encens
âcre saveur du parchemin sacrifié
senteur de bruyère du vélin ,
les runes brisées par l'airain
faisaient table rase du passé ;
Merci beaucoup pour ce si gentil message. Je vais lire votre texte. J'aime l'extrait que vous avez reproduit ici !
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