Adrienne Rich - Fantaisie pour Elvira Shatayev
Elvira Shatayev était à la tête d'une équipe d'escalade féminine, dont toutes les membres moururent lors d'une tempête sur le Mont Lénine en août 1974.
Plus tard, le mari de Shatayev retrouva les corps et les enterra.
Le froid paraissait froid jusqu'à ce que notre sang
Devînt plus froid et puis le vent
tomba et nous étions endormies
Si je parle dans ce rêve
c'est d'une voix qui n'est plus personnelle
(je veux dire de plusieurs voix)
Quand le vent a fini par nous arracher le souffle
nous n'avions pas besoin de mots
Durant des mois des années chacune de nous
avait senti son propre oui grandir en elle
se former lentement tandis qu'elle se tenait à la fenêtre dans l'attente
de trains réparait son sac de voyage se coiffait
Ce qu'il nous fallait apprendre c'était simplement ce que nous avions
Ici en haut comme engendré par tous les mots ce oui rassemblait
ses forces fusionnait et au moment exact
où il devait rencontrer un Non dénué de mesures
le trou noir qui aspirait le monde
Je te sens grimper vers moi
tes semelles crantées laissant leur empreinte géométrique
d'un relief colossal sur des cristaux microscopiques
comme lorsque je t'ai suivi sur le Caucase
À présent je te devance
de beaucoup plus loin qu'aucune de nous ne le rêvait que nulle ne pourrait l'être
Je suis devenue
la neige blanche que le vent presse comme de l'asphalte
les femmes que j'aime doucement jetées contre la montagne
ce ciel bleu
nos yeux gelés ont perdu leur voile à travers la tempête
nous aurions pu recoudre ces teintes bleues ensemble ainsi qu'une couverture
Tu viens (je le sais) avec ton amour ta perte
sanglés à ton corps avec ton magnétophone ton appareil photographique
ton pic à glace contre tout appel à la raison
pour nous donner une sépulture dans la neige et dans ton esprit
Cependant que mon cadavre repose ici à l'air libre
brillant comme un prisme dans tes yeux
comment pourrais-tu dormir C'est pour toi que tu as grimpé jusqu'ici
nous y avons grimpé pour nous
Quand tu nous as enterrées as raconté ton histoire
la nôtre n'a pas de fin nous nous répandons
dans l'inachevé l'inentamé
le possible
Le noyau de chaleur de chaque cellule a palpité hors de nous
dans l'air léger de l'univers
l'armature de la pierre sous ces neiges
cette montagne qui a recueilli la forme de nos esprits
par de menues altérations des éléments
comme telles nous avons entrepris
de nous y conduire les unes les autres
nous choisissant les unes les autres et cette vie
dont les moindres souffle prise et point d'appui en amont
sont quelque part toujours agissants et continuent
Dans le journal j'ai écrit : Nous sommes prêtes à présent
et chacune de nous le sait je n'ai jamais aimé
ainsi je n'ai jamais vu
mes propres forces si acceptées partagées
et rendues
Après un long entraînement les premières difficultés
nous nous mouvons presque sans effort dans notre amour
Dans le journal, alors que le vent commençait à arracher
les tentes au-dessus de nous j'ai écrit :
Nous savons à présent que nous avons toujours été en danger
là-bas dans nos existences séparées
et ensemble ici maintenant mais jusqu'à aujourd'hui
nous n'avions pas touché notre force
Dans le journal arraché de mes mains j'avais écrit :
Que signifie l'amour
que signifie "survivre"
Un cable d'un bleu ardant rattache nos corps
qui brûlent ensemble dans la neige nous ne vivrons pas
pour nous contenter de moins Nous avons rêvé de ça
toute la vie
Adrienne Rich, 1974.
Traduction d'Oriane Celce.
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