Les pas perdus [en cours]





Les pas perdus entremêle des réflexions autobiographiques sur la création avec de fausses biographies de poétesses.

















Aeliana Felix



Calpurnus Calvus mentionne, dans une anthologie de ses contemporains poètes datée du IIIe siècle de notre ère, une certaine Aeliana Felix, originaire de la province tarraconaise. On connaît peu d'éléments sur sa famille et sa formation, le complément rédigé par Marcus Drusus Fabianus au siècle suivant ne nous éclairant pas davantage sur sa vie. Les vers d'Aeliana sont néanmoins cités de manières partielle dans plusieurs sources antiques : "Ton rire haut de nuée [...] / Toi protégée d'Aphrodite [...]", "Et l'aurore te revêtit du manteau de Proserpine [...]" (nous empruntons ces traductions à Jacques de Loisac, 1962). La légende rapporte qu'Aeliana se jeta dans le Tibre par amour. Aucun de ses textes n'a été retrouvé complet.










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Orphée



De l'obscurité tu es issue, à l'obscurité tu retournes, voix orpheline. Corps déchiré, lambeaux de rêves, entrailles. Aucun secours dans la médecine que l'on t'avait transmise : des Enfers on ne revient que dans la solitude. Même toi qui avais deux épouses, la lumineuse qui recule et la sombre qui s'avance, des clefs cachées dans son habit. De la perte les chiens t'ont appris la magie, celle du monde souterrain où ils peuvent nous guider. N'as-tu pas toujours été morte, âme en peine, passeuse ? Si nous te dévorons, c'est pour l'éternité. De l'obscurité tu es issue, à l'obscurité tu retournes, voix orpheline.










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Lucienne Solis



Lucienne Solis ne lisait pas de poésie, n'avait aucune opinion sur la littérature, et ne se rêvait pas écrivaine. Un jour, tout à fait par hasard, la lecture dérobée d'un ami la rendit curieuse de ses propres capacités à approcher les choses de cette manière très codifiée que l'on appelle les vers. Elle écrivit pour voir, comme on colle son œil à la serrure d'une porte sous laquelle passe le halo d'une lumière. Elle ne cessa jamais plus de composer des poèmes, le matin avant que les enfants ne se réveillent, et le soir quand ils dormaient. Menant une existence discrète dans la campagne bourguignonne, Lucienne fut, dit-on, une mère et une grand-mère comblée. L'une de ses filles publia ses poèmes en 2001 sous le titre Œillets et poussière. Elle avait 80 ans.



J'ai peur de ta douceur,
De ta tristesse aussi fine
Que la poussière,
Des années trop lentes.
J'ai peur que ne m'enserre
Ta tendresse - si bien
Que je te trompe avec
Ton ombre.










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Trobar



Les troubadours et trobairitz excellent à "trobar", c'est-à-dire "trouver" en occitan. Soudain se présente ce qu'on ne cherchait pas, rencontre imprévue, douce ironie du sort, naissance inespérée, qu'on pourrait réunir sous le terme de "trouvaille".

Tout aussi bien peut-on se retrouver poète par un concours de circonstances, comme ce fut mon cas à l'automne 2013.

La vocation par accident, soit un appel qui ne m'était pas destiné, mais que j'interceptai au lieu d'une autre, ce jour-là de septembre où je n'attendais rien de spécial, assise dans un train qui sillonnait de vastes plaines.

J'avais acheté deux recueils en flânant dans une brocante : Paul Éluard et Sapphô. Je les feuilletais distraitement, et jetais de temps en temps des coups d'œil par la fenêtre.

Il se trouva qu'une strophe prit forme dans mon esprit ou, davantage qu'une véritable strophe, un rythme ponctué de quelques mots.

Une chansonnette, un ver d'oreille, une comptine. Cette agaçante mélodie qui vous trotte dans la terre, et qui vous frustre d'autant plus que des paroles vous manquent. Vous l'écrivez alors pour vous en débarrasser, la punaiser, l'écarteler sur une feuille, et par bonheur les silences se remplissent peu à peu.

Très vite néanmoins, cette strophe solitaire vous embête. Il lui faut une suite, ou un prélude, en tous cas un habillement pour qu'elle paraisse moins nue. Vous qui n'avez jamais su chercher, vous vous demandez comment combler ce manque, car la trouvaille est capricieuse : il est difficile de la réitérer, les mots vous narguent, les images ne s'assemblent qu'avec réticence.

Il existait un forum d'écriture où un ami publiait. Je m'y étais inscrite pour l'encourager sans qu'il le sût, prenant part clandestinement aux échanges de la plateforme. Sûrement m'y aiderait-on à compléter mon poème. Il se trouva qu'on me lut et qu'on me commenta, alimentant de façon durable cette étrange quête sans objet.

La fascination des commencements suscite ses propres mythes, ses généalogies, ses équations insolubles. Mes débuts à moi n'étaient qu'une chanson désarticulée surgie par effraction, de même que l'animal meurtri, l'oiseau à l'aile blessée. Cela m'avait trouvée pour que je le répare, médecin des latences et des musiques brisées.










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Jeannette L. C.



Tout d'abord, il y eut le skyblog "Love Cat Generation", qu'elle animait sous le pseudonyme de SuperCatLover99. Elle y écrivait, selon ses propres dires, des suites d'alexandrins peu réglementaires rimés en "é". Cette phase dura jusqu'à ses 14 ans, âge auquel elle décida d'effacer son site. Quelques années plus tard, Jeannette L. C. se réinventa au sein d'un forum sous le nom de RilkPrincess. Elle y composait des vers libres d'inspirations très disparates, quoique surtout surréalistes, si l'on en croit les membres qui se souviennent de ses premiers fils, aujourd'hui supprimés. Jeannette chercha sa voix, crut la trouver, en fut déçue, désira la perdre. Elle cessa d'écrire. Puis la mort lui "ouvrit grand sa gueule", dans tous les sens du terme, et par tristesse, par effroi peut-être, la poésie lui revint. "J'écrivais comme une somnambule, sans corps, sans réelle conscience, dépossédée". Ses poèmes de deuil n'ont pas encore été publiés.



Miroitement
Tu sais que la joie est miroitement
Sur une eau de tristesse

Que balbutient tes lèvres froides ?

Un empressement à vivre
Qui s'éteint et s'éveille

Légèreté de ta parole cernée de nuit
Dansant au bord
D'une extase impossible










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Journal, août 2015













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Mathilde Levert



Au commencement, il y eut une maison en forme de champignon. Puis il y eut une sorcière habitant la maison. Puis il y eut une grande forêt où cueillir des aromates, apprivoiser des tigres, et porter secours à des princesses, des héros incertains, des reines déchues. Elle avait quatre ans, et une imagination dont les limites s'étendaient en cercles concentriques, plus vaste que les forêts, plus puissante que les charmes. Autour d'elle, on s'asseyait en rond, silencieux, respectueux. Au commencement, il y eut sûrement l'amour du conte, des yeux écarcaillés, des bouches bées, des sursauts de surprise ou de joie. Le plaisir partagé se lisait à même la peau, à même les lèvres, chez ces enfants de paysans de la fin du XIXe siècle. Au sein de cette société enfantine, l'autrice avait sa place, en communion avec les autres. Elle serait conteuse d'histoires. Mathilde Levert devint en réalité lavandière, mais elle n'oublia jamais la promesse qu'elle s'était faite. Dans les cours des fermes, à la tombée de la nuit, on venait encore l'écouter, puis on colportait ses récits à travers la contrée. Aucun de fut écrit, mais Mathilde laissa quelques poèmes qu'on cachait aux plus jeunes. Voici l'un d'entre eux.



Les dormeuses




Le lit du fleuve est tiède
Ta voix plaintive
S'inquiète que l'on vive
Un intermède

Le soleil de décembre
Tend sa ramure

Nous sommes enlacées
D'un même rêve
Tu penses que sa sève
Est épuisée

Le soleil de décembre
Tend sa ramure

La nuit à pas comptés
Reprend sa route
C'est ce que tu redoutes
À mes côtés

Le soleil de décembre
Tend sa ramure

Or un sommeil profond
Le jour encore
Rayonne de nos corps
Et nous confond

Le soleil de décembre
Tend sa ramure
Dans l'antre de verdure
Qu'est notre chambre










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Conter



Quelques photos et vidéos rendent compte de ce rituel, dont j'ai conservé des souvenirs précis : maman, mon frère et moi autour d'un livre ouvert, et un cénacle de peluches en guise d'auditoire élargi. Très tôt, mes petites mains s'emparaient des ouvrages, et je faisais semblant de lire, récitant en réalité ce que je connaissais par cœur, au silence près, celui de la page qui se tourne ou des images esquissées. Chaque soir, les mêmes mots revenaient comme des prières dont les dieux s'appelaient Loup, Aladdin ou Lapin, animaux parlants, humains extraordinaires. Une mythologie où les époques et les pays semblaient se fondre, où vacillaient les limites entre les êtres. 
J'approchais mes yeux des lettres indéchiffrables : des bâtons noirs d'où pouvaient naître des univers châtoyants, par une sorte de transmutation. Je désirais à mon tour maîtriser cette alchimie. J'appris à lire très vite et, toujours fidèle au rituel familial, j'eus néanmoins conscience de la liberté que j'avais désormais acquise. Je pris l'habitude de lire seule, en public, en douce, sous les tables, dans les coins. Je lisais à défaut de savoir jouer, échanger, rencontrer. Les livres étaient de beaux écrans qui me dissimulaient. Je ne les quittais pas, leur conférant un pouvoir protecteur équivalent à mes doudous. Certains ne contenaient que des images, des vignettes de couleurs vives qui m'enchantaient ou m'apaisaient. Je brodais à leur sujet des histoires changeantes, que je me racontais tout bas.
Un jour, la maîtresse nous demanda si nous connaissions de jolis contes à faire découvrir à la classe. Quand la parole me fut donnée, mes camarades avaient déjà cité tous mes personnages familiers, et je me trouvai bête de rien avoir à ajouter. J'inventai un récit : une sorcière, un champignon géant, un tigre ailé. Mon premier succès à l'école. Un nouveau rituel s'instaura dont j'étais l'initiatrice, celui de continuer l'histoire lors des récréations. Moi qui n'avais jusqu'alors pas eu d'amies, j'étais assise au milieu d'un cercle de petits enfants silencieux et attentifs. Mon imagination révéla une force insoupçonnée, qui me valut une place dans cette société miniature. Je différai le moment où j'avouerais mon mensonge : aucun livre n'existait, si ce n'était dans ma tête, à l'état de rêverie. Grâce à cette tromperie, notre cérémonie dura plusieurs années. 
Si l'on m'interroge sur le rapport que j'entretiens à la littérature, il est difficile d'ignorer cette origine, que j'ai peut-être enjolivée, comme si elle avait elle-même basculé dans l'univers des contes. L'excellence scolaire, le désir de briller, le prestige culturel, cela n'avait pas de sens à mon esprit d'enfant. Je racontais des histoires parce que c'était un moyen de communiquer. La fiction était un pont entre les autres et moi. Bien souvent, je me suis saisie de la littérature pour parvenir à parler, par le biais de textes frauduleux rédigés pour autrui, ou encore d'exposés, de critiques, de photos. À l'âge adulte, je peux dire que les livres m'ont apporté des ami.e.s, qui faisaient comme moi société par la littérature. C'est pourquoi j'ai une voix coulée dans la fiction. Je suis un être de papier aussi bien que de sang, mi-femme mi-créature, mi-personne mi-rêve.









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Suor Giovanna di Carifoglio



Suor Giovanna di Carifoglio, de son vrai nom Rosalba Giovanna Mughetto, naquit près d'Arezzo en 1537. Son père, un haut-administrateur, lui donna une éducation alors peu commune pour une enfant de son sexe, alliant les cours de musique à l'apprentissage du latin. Elle reçut une solide formation littéraire auprès d'instructeurs de renom. À vingt ans, ses poèmes faisaient parler d'eux dans les milieux instruits de Toscane, même si on les disait d'esprit tendre et confus, manquant de vigueur et d'éclat. Les femmes, surtout, aimaient apparaître en compagnie de la poétesse, dont elles louaient la modestie et la bonté. Ces amitiés, que d'aucuns soupçonnaient d'être sapphiques, Rosalba s'étant jusqu'alors refusée à tous ses prétendants, finirent par ternir sa réputation, si bien qu'à l'âge de vingt-sept ans elle entra au couvent. Ses poèmes profanes furent perdus, mais demeure une épître qu'elle écrivit juste avant sa mort à seulement trente-huit ans. Nous en reproduisons ici la traduction de Marjolaine Colozzi :




Ma sœur étrange appelée l'Agathe, tu embarqueras seule par hérésie d'amour. Heureuse, ma sœur, à l'énigme tremblante.


Sans même la connaissance des heures du matin, tu sentiras l'île que tu portes, voisine du cœur et du poumon, âme lovée dans le ventre, cette île qui agite les paupières de l'oiseau.


Dans le plus intime d'elle, tu trouveras en toi, jubilante, une sorte de nid, mais oui Agathe, hors d'elle en elle, hors de toi en toi.










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Le poème



Je suis la cicatrice et son éclat
d'argent, sur la table de l'hôpital.
Les doigts gantés de blanc, 
et les lames affûtées. Au reflet 
d'un miroir, une peau mutilée.
Je suis le corps ouvert et le métal
qui tranche, incise, élargit et
arrache. J'ai des mains qui 
guérissent. Quand l'opération
se termine, je range mes outils.
Je deviens mon propre salut.
Je me referme comme un secret.










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Etelka Kosovel



Née d'une famille d'origine hongroise et slovène immigrée en Italie, Etelka manifesta très tôt une vive curiosité pour les langues, qu'elles fussent parlées ou éteintes. Bonne élève, elle suivit un cursus classique où elle étudia le grec ancien et le latin, tout en consacrant son temps libre à l'apprentissage autodidacte de diverses grammaires. Elle prit goût à la traduction, cet entre-deux où se glisser, attentive et versatile. Elle aimait incarner dans sa voix des échos lointains, recueillir l'étranger, quitte à en dévoiler parfois le caractère irréductible. Elle-même n'était-elle pas d'ailleurs ? Conservatrice de musée, elle prenait soin des objets naufragés qui avaient franchi les siècles et, troublée par la ressemblance qui l'unissait à eux, elle leur écrivait des poèmes. Elle composa le texte suivant en plusieurs langues, dont le slovène, l'italien et le français.



Les radieuses



Au jardin du musée archéologique, les statues ont le visage lavé de sable, des brisures d'Atlantide au coin des yeux. Les baigneuses, les radieuses au regard d'ostraca sont blanchies de soleil.

Le silence n'embarrasse pas ces belles fracassées par les âges, qui profitent d'une pause à l'ombre des arcades. Penché vers elles, un cédratier a refleuri; son amertume est douce à effacer l'esprit.

Midi se faufile entre les pierres comme une coulœuvre, avant de s'enrouler aux branches du cédratier. Quant aux statues enlacées, aux sirènes mordues de sommeil, elles ne connaissent que la stupeur des corps épris.









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Aurora Haywood



On l'appelait Aurora Haywood, mais cela n'était en réalité qu'une simple signature inscrite sous des poèmes. Personne ne savait à qui cela renvoyait, ni l'apparence de cette personne, ni son véritable nom, mais ses textes défilaient sur les écrans d'ordinateur, noirs sur fond blanc comme des trouées dans la neige, aussi curieux que les empreintes d'un animal invisible. On avait bien tenté de faire connaissance avec l'autrice, de l'interroger sur ses goûts, ses avis, son métier ; en vain : Aurora ne répondait guère aux messages qu'on lui adressait. Les spéculations allaient bon train. S'agissait-il d'une jeune femme aux élans mystiques ? D'une digne lettrée soigneusement masquée ? Ou d'un vieil homme farceur ? En réalité, trois adresses I.P. se connectaient sous ce pseudonyme, Rose Sommer, Eleanor Seligman et Xia Mu, des amies de longue date. Elles écrivaient tour à tour des textes aux tons divers, se les échangeaient, ajoutaient des vers, retranchaient des virgules, puis publiaient sous un même nom. Aurora palpitait de leurs rythmes mêlés, de leurs savoirs, de leur entente, et des émotions qui se réfractaient dans le style de chacune. Elle (Aurora, ou Xia, ou Rose, ou Eleanor) affirmait qu'une poétesse jouait de ses voix, légères, graves, éraillées, puissantes, aïgues ou suaves, quel que fût le nombre d'êtres qui l'habitaient, quelle que fût la vie qu'on lui prêtait. Il en allait d'un art ainsi que d'un orchestre, qui pouvait comporter une musicienne, ou trois, ou dix. La traduction du poème suivant est due à Liora Jamet.



Je suis entrée dans la chambre
qui n'est d'aucun pays,
laissant sur le seuil mon âme
comme un habit. Je venais
pour la joie dont tu étais la terre
fertile, patiente, et nue ;
dénaturalisée, je posais
sur ton sol le poids de mon exil.










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Perdre



Je pense à écrire, néanmoins je n'écris pas. La création se résume en grande partie à cela, anticiper l'écriture, l'oublier, la regretter, puis de nouveau l'anticiper. Assez peu assidue, je possède pourtant cette disposition d'esprit, lancinante, circulaire, qui ne me laisse pas de répit. 

Je ressens l'angoisse sourde que le temps vienne à manquer, le sentiment d'une urgence. Rien ne la justifie vraiment, mais dans cette perspective, l'écriture n'est que de crise, vivace et intense, suspendue entre deux états, ce qui la précède et ce qui la suit. Les poèmes m'apparaissent alors comme autant de sursis, autant de grâces avant le vide où je n'écrirai plus. 

Vide de la mort, vide de l'habitude, vide d'un sacrifice que j'aurais fait de mon existence, par exemple dans un foyer où je serais entièrement requise (le bonheur domestique ne m'est rien moins qu'une menace). Vide aussi d'une inspiration enfuie, d'une parole confisquée, d'un empêchement à dire. 

J'ai affaire à ce qui se perd : et ce sera perdu.
Qu'elle soit imminente ou lointaine, je m'exerce à différer cette perte par toutes mes entreprises.










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Alkmíni Ekonomidès



Alkmíni Ekonomidès était institutrice à Chypre. Ses contemporaines la décrivaient comme une petite femme taciturne, qui n'était jamais si expansive que lorsqu'elle dansait. Alkmíni préférait aux paroles les gestes, aux idées les expressions. Aussi son activité poétique suprit-elle ses amies, la soixantaine passée, et ses livres d'enseignante définitivement fermés. Elle se contentait de répondre qu'elle cherchait à alléger le poids du langage, cette matière austère qui l'avait toujours oppressée. "Les mots, il faut les mettre en mouvement pour ne pas qu'ils vous écrasent", affirmait-elle. Alkmíni ne faisait pas lire ses textes, mais les chantait, n'imaginant d'autre manière de les transmettre. Nous vous en proposons une traduction composée par Laure Lachère.



Je suis fermement liée
aux objets, aux espaces, aux souvenirs,
même aux rêves,
et d'autant plus fidèle que j'y suis
infidèle, car pour ne pas souffrir
de si grands attachements, il me faut
les trahir. Je n'ai jamais cessé de partir,
de révoquer ce qui me brûle
au-dedans comme une fièvre.
















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Jeanne Réamard



Née dans une famille prospère de la bourgeoisie commerçante du début du XVIIe siècle, Jeanne Réamard dut recevoir une éducation soignée, puisqu'elle cita Homère et Sappho, connue grâce au Pseudo-Longin, dans l'un des rares extraits de sa correspondance qui nous soient parvenus. Sa vie reste mystérieuse. On dit qu'elle fut mariée jeune à un marchand de fourrures dont l'hôtel particulier a été aménagé en mairie à la fin du XIXe siècle. Ils ne nous reste de Jeanne Réamard que quelques sonnets d'inégale valeur.



Dans le suc vert de la viorne,
Patience devient croyance.
Doucereuse, la fragrance,
Qui s’exhale des tons mornes,

Évoque un printemps absent,
Mais qu'elle semble connaître
Avant que viennent paraître
Les premiers rameaux de l'an.

Vois, la saison que j’appelle
S'abrite à l'ombre des saules ;
Or, ta main sur mon épaule

Prodigue autant d’ombre qu’elle
Quand, à tes côtés, je veille.
Quand, à tes côtés, je veille.










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Rappeler



Je me demande souvent comment se mesurer à l'enfant qu'on a été. Ressentir les choses dans leur distance première, leur nouveauté radicale, comme il advient lors des rencontres qui vous rendent plus entière, et dévoilent ce manque insoupçonnable qui vous traversait.

La musique et la poésie m'ouvrent encore une fenêtre sur quelque chose de minuscule et d'immense à la fois, qui n'est rien du tout, et semble tout contenir. 

Un petit noyau d'émotions intact, un second cœur, capable de restaurer le trouble d'autrefois. Ces jours où découvrir une œuvre avait fait événement, mains moites, gorge serrée, une déchirure dans la poitrine, une joie rageuse qui donnait envie de crier.

Il m'arrivait de me dire plus tard, aux époques où je sentais mon identité vaciller, que ce cœur serait toujours là, qu'on ne pourrait me l'enlever, à l'instar de n'importe quel organe vital.

Je réécoutais en boucle des morceaux pour me rappeler qui j'étais, voire me rappeler que j'étais. Je me répétais des vers pour me recomposer.

En dehors de cela, je n'ai jamais cru à l'âme.










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Sophie de Cerely



Elle se fit connaître dans le monde par sa beauté, son raffinement et sa tenue. Sophie de Cerely avait des manières surannées, douces et affables, qui semblaient soucieuses d'estomper les bords les plus tranchants des relations sociales. On découvrit peu à peu qu'elle était également instruite, si bien que le salon qu'elle tint dès 1920 n'eut pas pour seule fin de faire admirer la délicatesse de sa personne, mais aussi de discuter littérature et musique. Des auteurs réputés le fréquentèrent, honorés d'y rencontrer une muse si distinguée. Ainsi donna-t-elle ses traits à la Coralia d'Alain Mauprès, poète lauréat de nombreux concours qui tomba rapidement dans l'oubli. La légende rapporte qu'elle écrivit les vers suivants lorsqu'il la délaissa pour l'épouse d'un autre auteur mais, contrariée, elle démentit plus d'une fois la rumeur.



Quand tu reviendras me voir (si tu reviens un jour),
ne t'annonce pas. Ne frappe pas à ma porte,
ni n'appelle, ni ne sonne. Le verrou n'est pas tiré. 
Ma porte bat au vent, de sorte qu'il y entre
des animaux errants, hermines, chats et renards.
N'hésite pas sur le seuil pour chercher tes paroles.
Avance comme autrefois jusqu'à la chambre,
fantôme auquel la mort n'a pas fait perdre
ses habitudes. Embrasse-moi d'un long sommeil.










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Martina Kranger



Martina Kranger naquit dans une fertile région céréalière du Wisconsin. Elle était la cadette d'une famille de sept enfants. Après l'école, elle lisait des histoires à sa sœur malvoyante : "J'étais ses yeux, elle était ma meilleure oreille". Elle décida très tôt de devenir artiste, "avant même de savoir ce que le mot signifiait". Mauvaise élève, on la destinait pourtant aux rudes travaux des champs. Elle fugua à seize ans avec son amant de l'époque, John M., qui l'abandonna en apprenant qu'elle est enceinte. Mère célibataire installée à Chicago, elle se fit toute sa vie appeler "Mademoiselle". On ignore la suite de son existence, partagée entre plusieurs petits boulots. Seule sa passion pour la peinture transparaît dans les rares fragments de son journal qu'elle accepta de publier : "Des champs nimbés de bleu à perte de vue, sans une ombre, lignes floues. Comme des peintures du Lorrain, toutes formes émoussées à la tombée du jour. La peinture m'apprend à voir". Le photographe Edmond Steigler était un inlassable promoteur de son œuvre, et finança plusieurs de ses voyages en Europe. Elle eut un succès d'estime dans des cercles confidentiels de poètes étasuniens. Son fils unique devint peintre. Traduction de Loretta Vislang.







Piero della Francesca



Une lumière égale enveloppe la scène,
Qui ne provient de nulle part.
Le rouge et l'or, couleurs de la victoire
Paraissent ici bien douces.
Je ne me souviens pas de l'histoire.
Je me rapproche pour lire le titre :
"Le songe de Constantin".
De quoi s'agissait-il ? Un ange surgit
D'un angle de la toile, le visage caché.
Un homme à l'inverse me regarde,
Ses traits n'exprimant rien
Qu'un grand calme. Constantin,
Peut-être ? Il n'a pas l'air d'un rêveur.
La survenue de l'ange l'indiffère.
C'est sans doute plutôt un Païen.
Constantin dort sous un drap carmin.
Tout cela m'évoque les lueurs
D'un beau roman allégorique :
Livre du cœur d'Amour épris, et plus
Précisément la miniature intitulée
"Amour donnant à Désir le cœur
Du roi malade". Un scénario profane
Vient remplacer la scène sacrée. 
L'homme qui veille songerait-il
À sa bien-aimée ? Non languissant,
Mais lucide, impassible, comme moi
Quand je remue de telles pensées.
Lui ne recevra nulle bénédiction :
Pour cela, il faut rêver, me dis-je.










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Le lieu



Il me faut un lieu plus qu'un temps pour écrire.

Tous les espaces choisis, je m'en souviens très bien, comme si les textes étaient aussi composés de leurs particules, comme si créer, c'était laisser l'extérieur m'envahir, puis rejaillir dans l'écriture. Mon corps ne jouant alors qu'un rôle de transmission, voire même de conversion dans ce lent processus.

Peut-être mon obsession pour les vitres en est-elle la conséquence : je me place à la lisière entre l'intérieur et l'extérieur, le proche et le distant, le miroir et la transparence, là où la lumière crue du jour se transforme en clarté. J'observe ce qui change, en moi, autour de moi, et je le note, copiste appliquée des heures. J'ai un œil de photographe pour ce qui ne se produit qu'une fois, le cliché d'une seconde, converti en image.

Quand les cafés sont fermés, je me tiens à la fenêtre. J'attends un drôle d'amant, un amour d'encre ou d'écran, par une autre transposition.

Je ne cesse de traduire, l'espace, l'attente en mots. Entre lieu et non-lieu, je guette celui qui vient. Et quand il vient, je ne sais où je suis.










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Li Zheng



Li Zheng est née dans le Henan au sein d'une famille de petits fonctionnaires. Écrivaine précoce, diplômée d'histoire, elle émigre à San Francisco, où elle ouvre un bar littéraire assez confidentiel, "The White Owl". Elle y organise fréquemment des rencontres autour de la poésie chinoise, et continue d'écrire dans sa langue maternelle. Des critiques du Francis Underground Poetry, une revue locale, ont relevé ses métaphores du rituel, célébrant un monde nocturne, onirique et merveilleux. Le texte suivant, traduit par Martial Cheng-Sabin, en est l'illustration.



l'offrande la glaciale se conçoivent au fond des regards / oraisons de décembre qui se dévêtent de leur robe / nous dormons sur des lits qui ne touchent pas terre / le ciel est couleur de sommeil / à la racine de nos cheveux / comme la forêt des cerfs apprêtée d'oriflammes / la nuit nous a laissées en friche / couronnées de neige et bois vert / dans un matin tranquille / une clairière enfin / où l'amour boit à nos paumes










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Jesenka Pračová



Jesenka Pračová était médecin à Prague. Elle habita longtemps une chambre d'étudiante exigüe où s'empilaient manuels, recueils et romans. Elle disait en riant que ces livres y prenaient tant de place qu'elle devrait bientôt rentrer par la fenêtre en grimpant à une échelle. On ne sait quand ni comment elle rencontra l'homme qui partagea ses jours jusqu'à sa mort en 1982. Jamais elle ne le mentionna dans ses poèmes. Le couple se présentait parfois à des soirées clandestines organisées par des autrices dissidentes, publiées en samizdat. Jesenka et son mari refusaient tout verre d'alcool et, quand l'ambiance se faisait plus chaleureuse, ils aimaient lire sans se mêler aux autres. Nous reproduisons l'un de ses textes dans la traduction de Floriane Vilibelle.



Seul le bonheur -
         Bruissement de la nuit sensible,
Ou le dimanche du cœur.

Stable dans l'eau salée, en équilibre,
         Tout à la fin de l'attente, luit

Entre les étoiles, le bel-individuel
         Qui en émane
Premier ou dernier brin d'un éclair, plein!

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Noir vergé de la vie utérine,

A présent pour tout dire
      De l'arbre aux baies charnelles -
L'aventure du cœur au cœur de l'autre,

J'ai volé le printemps à la cime.










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Akemi Noguchi



Akemi Noguchi n'a jamais rien écrit. À peine ses doigts pouvaient-ils se plier, à peine son bras pouvait-il se lever. Elle utilisait un logiciel de reconnaissance vocale pour les paroles qui lui venaient, qu'elle répétait pour elle-même, qu'elle rompait comme du pain, qu'elle éparpillait en miettes, avant de les rassembler. "C'est ainsi qu'on fait des vers", expliquait-elle sans savoir comment on pourrait lire sa voix, écouter ses hésitations. "Il aurait fallu bien plus que les trois syllabaires de l'écriture japonaise pour transposer ces gazouillis", plaisantait-elle les yeux fermés. Elle aimait recevoir et discuter dans son jardin, elle aimait qu'on restât longtemps à lui lire des recueils. Parfois, c'était une synthèse vocale qui lui récitait des poèmes, et elle goûtait la présence ambigüe de la machine, son débit automatique rendu presque attachant par sa foncière maladresse. Annelise Mori-Rouard a traduit l'un des haïkus d'Akemi Noguchi, nous en reproduisons la tentative ici.




L'écureuil joue dans l'arbre.
Le chat boude en contrebas.
Joie mauvaise.










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Journal, août 2021



J'ai une application pour identifier les plantes.
Les fleurs épellent leurs noms : myosotis des marais, grémillet, ne-m'oubliez-pas, myosotis scorpioides ... Une mauvaise herbe.
Il y a une poésie cocasse, précise ou tendre, dans tous ces mots que nous leur avons attribués - et ça parle de nous - la peur, les maladroites comparaisons, la fantaisie.

Je rêve de feuilleter le monde comme un grand dictionnaire.

J'écris faute de savoir nommer, car tout est trop indécis ; je me débats entre des sentiments qu'on ne peut pas classer. Selon cette perspective, chaque appellation est une trêve. Plus besoin de chercher : le lexique est un anneau qu'on passe au doigt du réel, une alliance, un pacte. Je trouve ça reposant.

Souvent, je ressens une angoisse à être débordée de choses que je ne peux pas nommer. Je jette mon filet, il ne prend rien, il ne prend rien. Il faut se couler dans la vie, ne pas chercher à la saisir. Mais je ne sais pas.










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Danica Marić



Danica Marić est née à l'embouchure de la rivière Save et du Danube, sur la grande Île de la guerre. Elle passa son enfance à peindre des oiseaux, chouette chevêche, héron pourpré, goéland argenté, mais aussi des iris, des aubépines, et des peupliers noirs. Découragée de se lancer dans une carrière artistique, elle entreprit des études de droit, sans délaisser pour autant ses recherches en botanique, déclinées sous leurs formes scientifique, olfactive, picturale et poétique. Elle collectionnait les parfums, les fleurs séchées, les aquarelles, dans une maison située sur la côte septentrionale de l'île, souvent sujette aux crues. Avocate à Belgrade, elle mourut brusquement, la veille de ses quarante ans, à cause d'un règlement de compte qui ne la concernait pas. Son unique recueil, L'herbier, a été traduit du serbe par Marjana Antić.




Formule magique



Solanaceae
c'est l'alchimie
d'un soleil
dilaté :

Mandragore
Belladone
Dhattūra
Morelle noire

Belles
des grimoires

qu'en ce
rêve écarquillé
d’un instant
je regarde





Tubéreuse



La terre et le ciel des jardins suspendus, à la blancheur enivrante ; la rondeur laiteuse du soleil ; les corps couverts de poussière et de sueur : l'algèbre d'une fleur se résout dans ce nom, polianthes tuberosa.
















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Journal, 2 novembre 2015













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Lale Keskin



Elle est née en Thrace orientale, dans une ancienne famille de dignitaires ottomans. Elle a fait des études de droit à Istanbul, puis Florence, avant de s'établir à Izmir comme juriste. Elle a publié quelques textes dans des revues confidentielles. Voici l'un d'entre eux, traduit par Azad Beni.



La texture des mots tus était d'amour
Pour devenir regret, pour devenir colère.
Il se bâtit entre nous un dialogue secret
Qui sans cesse devenait autre, comme 
De l'argile prend des teintes inattendues
Quand on la pétrit, sèche et cuit, jusqu'à
Ce qu'enfin lisse, elle miroite faiblement.
Après quoi, il y eut du silence, non épais,
Mais très doux ; les mots qui désormais
Me traversaient semblaient de neige,
D'une blancheur très égale, formant sur
Ma mémoire une couche, légère, légère.










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Neïla S.



Neïla S. passa son adolescence à rêver, lovée près de la radio qui grésillait dans sa chambre du matin au soir. La variété, le rock, le disco, et plus rarement le jazz accompagnaient ses longues heures de lecture ou d'ennui. Elle appréciait les programmes aléatoires, les impromptus, les mouvements lents de la météo, les mots qu'on jette sans y penser sur de petits papiers. Elle se souvenait du jour précis où elle avait fini par accorder de l'attention à tous ces textes. Au lycée, elle étudait une poétesse, regard languide et boucles rebelles d'après une gravure reproduite dans l'épais manuel de lettres. "Les poétesses existent donc", songeait Neïla, "étrange qu'on ne m'en ait jamais parlé. Et pourquoi n'auraient-elles pas existé ?". Des questions se bousculaient dans la tête de la jeune fille, questions qui l'amenaient toujours plus près de son expérience, nouant des fils jusqu'alors dissociés. "Et si, moi aussi, j'avais écrit des poèmes ?". Elle n'avait pas eu conscience que son geste, celui des bouts de papier, pût avoir cette portée-là. "Et qu'est-ce que ça changerait si je me disais poétesse ?". Désormais, Neïla prit soin de réunir ses écrits dans un carnet à part. Nous reproduisons ici l'un d'entre eux.



Es-tu mon rire
Où brûlent des épines,

Le pli carmin
De l'étoffe étendue
Sur la peau du sommeil ;

Ou bien la menthe
À l'orée de mes cils ?


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Es-tu le rêve
Au flacon renversé,

La mousse-laine
Qui recouvre les coeurs
Dormant à la fontaine ;

Ou bien le sort
Que j'avais prononcé ?










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Amanda Maia 



Née dans une famille de la petite bourgeoisie péruvienne, elle s'enfuit du foyer parental à l'automne 1923, se sépare de son époux deux mois plus tard, et meurt assassinée durant l'été. Il ne reste d'elle qu'un seul poème, reproduit ici dans la traduction d'Ermangarde Lopez.



Comme après la pluie,
L'amour
Et son abandon.

Ta peau exhale
Une odeur de jacinthe
Coupée, ta bouche

A un goût d'insomnie,
Tiède et âpre
Comme l'eau d'été.









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Être multiple



Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours eu dans la tête un théâtre, peuplé de personnages qui ont grandi à mes côtés. Mon frère lunaire et Irena la taciturne, par exemple, pour citer les principaux. J'ai donné vie à des générations de sorcières, de guerrières et d'amants. Hommes et femmes, ces figures cristallisaient ce que je rêvais d'être, ruminaient mes chagrins, débattaient de mes choix. Elles étaient parées de qualités que je ne possédais pas.

Je les ai appelées à l'âge adulte mes "fantômes-témoins".

Pour m'entendre, je devais créer des voix qui n'étaient pas la mienne. Pour me représenter, je devais inventer des doubles, mais aussi des tiers, tout à la fois actrice et spectatrice de moi-même. Je ne savais pas me concevoir sans le détour des autres. 

Mes fantômes-témoins formaient une société, une sorte de cénacle intime. Ils s'exprimaient, agissaient et désiraient pour moi, assumant sans réserve ce que je ne m'avouais pas. Ils étaient plus réels que ma personne civile, car ils étaient doués d'une parole, d'une cohérence qui me manquaient. 

Je leur ai donné une existence concrète. Enfant, dans les jeux, j'incarnais leur personnage. Plus tard, sur internet, j'ai écrit en leur nom. J'avais le sentiment d'accoucher de moi-même, n'ayant pas su me contenter d'une existence singulière.

J'étais une multitude.

Je le suis encore. Par la poésie, j'ai plus d'une langue et d'un regard, j'ai plusieurs corps. Dans les récits, c'est un cheminement intérieur qui prend peu à peu forme, une longue période de gestation. Dès qu'il s'agit d'écrire sur soi, je me rends compte à quel point, sans le secours de la fiction, je me sentirais démunie.

Rien ne raconte vraiment ma vie, mais tous mes personnages sont moi.

À mes yeux, être poétesse, c'est faire sortir ces voix de l'ombre, en veillant à ce qu'elles produisent le son le plus clair possible ; puis les recouvrir à nouveau. Mes personnages, en ce sens, ne meurent pas. Ils vont et viennent, surgissent et s'effacent, mais tant que je suis vivante, ils ne peuvent disparaître.










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Marie



Elle naquit plusieurs fois de père et mère inconnus, fut tour à tour femme et homme, mentit beaucoup et mourut oubliée. Les sources sont si troubles qu'il nous est impossible de brosser son portrait, ou plus modestement de résumer sa vie. Tout aussi difficile apparaît l'identification de ses nombreux hétéronymes. Elle affirmait que l'histoire littéraire s'apparentait à un grand cimetière, et qu'elle disparaîtrait autant de fois qu'elle était née. On dit que Marie était son véritable nom, mais même cela est incertain.



La fossette d'une épaule se creuse
quand d'aventure ton bras remue ;
une intention se lit à l'inclinaison
de ton cou. Le dos est certes l'envers du regard 
de la piste tracée où se portent nos pas,
mais il a su me séduire, bien avant, je l'avoue,
de te voir retourné. Je t'ai désiré sans visage,
je dirais presque à contre-jour.
Je contemple l'espace entre tes omoplates
ainsi qu'une carte maritime, si les mers étaient
les élans que tes yeux mêmes ne trahissent pas.
Ton dos t'exprime, et tu l'ignores, comme
l'ombre nous révèle. Il faut que tu l'apprennes :
le corps entier témoigne de ta sorte de mystère ; 
ton corps entier a le pouvoir
de déplacer les fleuves à l'intérieur des chairs.









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