Roméo et Juliette, été 2021
Une jeune femme seule dans la lumière, un poignard à la main. Finis les jeux de cache-cache, finis les tours de petite fille. Juliette, jeune épouse, vient de perdre son cousin, dont le meurtrier n'est autre que son mari Roméo. Le rideau se ferme sur le deuxième acte du ballet de Noureev, inspiré de la célèbre pièce de Shakespeare. Dès lors l'histoire bascule définivement vers l'issue que l'on connaît.
Je n'ai pas toujours aimé cette version aux variations complexes et aux élans empêchés. Je ne comprenais pas ces détours, ces contraintes, comme si les sentiments s'y révélaient de manière brisée. Lors d'une précédente série, j'étais restée sur ma faim. Voir Guillaume Diop et Léonore Baulac porter cette œuvre en brillante compagnie m'a fait changer d'avis, et chaque distribution ultérieure a confirmé ce revirement. Dans cette chorégraphie, tout suggère un désir que l'on cherche à assouvir, mais qui reste pris au piège. Or, c'est le cœur de la tragédie.
L'acte I est celui des jeunes hommes, et de la comédie. Roméo est un garçon papillonant de fille en fille, ce que Frère Laurent n'oubliera pas de lui faire remarquer au moment de son mariage dans la pièce de Shakespeare ("Is Rosaline, whom thou didst love so dear, / So soon forsaken? young men's love then lies / Not truly in their hearts, but in their eyes"). Les chimères pétrarquisantes du jeune homme sont bien rendues dans le ballet par la grâce presque surnaturelle de Rosaline (Hannah O'Neill), qui semble flotter sur scène comme un songe. Roméo essuie des échecs sans désespoir manifeste, son amour paraissant un prétexte à la rêverie. Deux gaillards, quant à eux, débordent de gaieté et d'à-propos : Mercutio, aussi vif que le dieu Mercure (notamment sous les traits de Pablo Legasa, très drôle et virtuose), et Benvolio, le cousin bienveillant de Roméo (Marc Moreau et Fabien Révillion mettent en valeur cette dimension fraternelle). Bons amis, ils sont eux aussi les héros du ballet, dans un trio loufoque où seules quelques notes grinçantes nous annoncent la tragédie à venir, en particulier la tendance de Mercutio à mîmer sa propre mort. La musique, qui associe des leitmotive au personnage, souligne la récurrence de ce motif macabre à l'instant où il ne se livre encore qu'à des bouffonneries.
Pendant ce temps, Juliette affronte d'autres responsabilités. Au milieu de ses amusements de petite fille, qu'elle voudrait prolonger avec son cousin Tybalt (très fraternel également sous les traits de Florian Magnenet, comme en miroir de Benvolio dans le camp adverse), la voici confrontée à un mariage forcé. Sa réticence est évidente dès qu'on la présente à son promis. Le nœud de la tragédie est prêt. Le bal organisé par les Capulet survient à point nommé pour permettre à Juliette de s'évader hors de ces tractations familiales qu'elle subit. C'est la rencontre de Roméo, de la passion, et d'une âme sœur avec qui elle poursuit ses jeux d'enfant. Prévenant, Mercutio tente par ses farces de détourner l'attention de cet amour naissant, mais l'engrenage est enclenché ; il en sera la première victime.
Une pièce de théâtre est ce petit monde où, en quelques heures, nous voyons défiler les âges. Le ballet de Noureev choisit de mettre en lumière l'entre-deux qu'est l'adolescence, de ses prémices naïfs aux décisions d'adultes. L'espace d'un mariage clandestin à l'acte II, les enfants de Vérone se retrouvent mûris, ainsi que le faisait remarquer Nouchkabada le 4 juillet. Plus de tapes dans les mains ni de pirouettes, mais une solennité et une tendresse qui reflètent un amour moins espiègle. Néanmoins, ce n'est pas avant le meurtre de Mercutio, véritable mise à mort du comique, et celui de Tybalt, que Juliette s'impose comme héroïne tragique.
L'acte III est celui du dilemme de la jeune femme, de ses tiraillements entre pesanteurs familiales et fidélité à l'époux, suicide et mascarade, horreur et courage. Nous la voyons aux prises avec des liens étouffants, dans un quatuor incestueux mêlant parents et fiancés. Nous la voyons douter devant les stratagèmes de Frère Laurent, qui lui fait miroiter une fin heureuse. Noureev ose des plans inspirés du cinéma, recourant à une (fausse) prolepse où apparaît le dénouement de comédie qui n'aura jamais lieu. Nouchkabada m'a confié après le spectacle qu'elle trouvait cela cruel, et je partage ce sentiment. Juliette n'en est toutefois pas entièrement dupe, et c'est à l'issue d'un pas de trois très émouvant avec les fantômes de Mercutio et Tybalt qu'elle se résout à suivre les conseils du religieux. Un contretemps avant le suicide, comme l'est le pas de deux déchirant de Roméo et Benvolio, venu annoncer la nouvelle de l'enterrement de Juliette. Ces passages accentuent la séparation des époux, puisque désormais l'un et l'autre ne dansent plus ensemble, mais avec cousins et amis. Ils ne se rejoindront enfin que dans la mort : Roméo croit Juliette empoisonnée, et s'empoisonne à son tour ; Juliette découvre le corps sans vie de son mari, et se poignarde. Cette arme qu'elle brandissait déjà un acte plus tôt, il faut imaginer qu'elle ne pouvait y échapper.
Pourrait-on résumer l'action à une triste histoire d'amour ? Ce serait manquer la dimension politique du ballet. L'œuvre de Noureev s'ouvre sur un rideau noir qui dévoile une statue équestre. Les décors et les costumes somptueux qui succéderont à ce tableau initial ne sauront en effacer l'impression. Vérone est une ville où règne la mort, une ville toujours menacée d'être frappée par le deuil. Noirs également sont les habits de la milice qui recadre les foules belliqueuses le jour, et commet des meurtres la nuit. Cette violence contamine jusqu'à Roméo, doublement meurtrier, ce qu'accentue la danse nerveuse de Mathias Heymann. Lointaine, la figure du Prince semble quant à elle impuissante. Seule la mort de Roméo et Juliette rétablit la paix civile, preuve des limites du pouvoir en place. Cette mort a une autre vertu, qui est de révéler la contiguïté des sphères intimes, familiales et politiques. Le refus de Juliette d'un mariage arrangé a cet effet paradoxal qu'il conduit à un rétablissement de l'ordre. Noureev choisit en effet de représenter la réconciliation entre Capulet et Montaigu qui clôt aussi la pièce de Shakespeare, faisant des jeunes gens des victimes sacrificielles. Un désir individuel réprimé du fait des querelles et ambitions diverses ne cause pas qu'une douleur privée, il fragilise le collectif. La concorde ne se fait pas aux prix de ces élans sincères, elle qui devrait en garantir l'épanouissement plein et entier. C'est là sans doute l'héroïsme d'une Juliette : elle renverse un système mortifère, au nom de son désir, et d'une envie de vivre que les convenances écrasent. Subversion sans laquelle aucun renouveau n'est possible.
Je remercie C., E., N. et H. de m'avoir accompagnée à ces spectacles. Puisse ce texte être un prolongement de nos discussions, et de ces beaux moments passés ensemble. Je remercie également les camarades internet pour leurs retours éclairants sur ce ballet, en particulier A.
Distributions : Guillaume Diop / Paul Marque / Mathias Heymann, Léonore Baulac / Sae Eun Park / Myriam Ould-Braham, Pablo Legasa/ Francesco Mura, Florian Magnenet / Jérémy-Loup Quer / Stéphane Bullion, Marc Moreau / Fabien Revillion, Hannah O'Neill / Héloïse Bourdon, Yannick Bittencourt.
Commentaires
Enregistrer un commentaire