Journal : août - septembre 2021

 




27 août, Sancerre



Des champs nimbés de bleu à perte de vue, sans une ombre, lignes floues. Comme des peintures du Lorrain, toutes formes émoussées à la tombée du jour. La peinture m'apprend à voir.




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28 août



Je ne peux pas vivre une vie qui ne soit pas intense.
Et pourtant j'ai peur de tout,
j'ai peur avec intensité.

C'est mon adrénaline.




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Au fond du jardin, Argent-sur-Sauldre.




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29 août, Strasbourg 



Bien installée chez les amis. Je parle trop, rigole trop fort, pour recouvrir de bruit ma gêne. J'endosse moins aisément qu'avant mon costume d'adolescence. Quinze ans ont fini par passer.

La tendresse, elle, est intacte.




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27-29 août



J'ai une application pour identifier les plantes.
Les fleurs épellent leurs noms : myosotis des marais, grémillet, ne-m'oubliez-pas, myosotis scorpioides ... Une mauvaise herbe.
Il y a une poésie cocasse, précise ou tendre, dans tous ces mots que nous leur avons attribués - et ça parle de nous - la peur, les maladroites comparaisons, la fantaisie.

Je rêve de feuilleter le monde comme un grand dictionnaire.

J'écris faute de savoir nommer, car tout est trop indécis ; je me débats entre des sentiments qu'on ne peut pas classer. Selon cette perspective, chaque appellation est une trêve. Plus besoin de chercher : le lexique est un anneau qu'on passe au doigt du réel, une alliance, un pacte. Je trouve ça reposant.

Souvent, je ressens une angoisse à être débordée de choses que je ne peux pas nommer. Je jette mon filet, il ne prend rien, il ne prend rien. Il faut se couler dans la vie, ne pas chercher à la saisir. Mais je ne sais pas.




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30 août



Hier soir, avec A., j'ai regardé un film d'aventure, une production anglo-saxonne doublée en français. Ça ne m'arrive plus qu'avec elle, mon amie d'enfance. Dès l'âge de 17 ans, j'ai cherché à ne voir que des œuvres de qualité, privilégiant les drames recommandés par une critique sérieuse. Les blockbusters n'avaient d'intérêt que s'ils étaient en V.O. - pour entretenir mon anglais. Ces sortes de prétentions me rappellent combien je manque de légèreté, et qu'une culture légitime demande beaucoup de travail ! A. ne s'est sans doute jamais rendu compte de ce snobisme d'adolescence, qui subsiste surtout lorsqu'il s'agit de cinéma. Elle pense que je n'ai jamais cessé d'aimer les films d'aventure. C'est vrai, mais elle seule le sait.




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31 août



Je viens de feuilleter l'un des recueils de poèmes d'un ancien prof de fac.
L'érudition, l'ironie, le discours métatextuel,
où donc ai-je vu tout ça ? - chez des poètes Étasuniens, Italiens, profs de fac.

Il faut que je prenne garde à ne pas les imiter,
mais je suis protégée 
par mon manque de culture classique, ma 
bêtise et 
mon sexe,
ou du moins cette éducation 
que j'ai reçue du fait de mon sexe, etc.




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L'écriture à vrai dire est l'un de ces lieux 
où je ne me sens
ni homme
ni femme

mais l'un de ces portraits truqués que je retouche par des filtres
sur les applications dédiées, coiffure, 
forme du visage, et sexe,
jusqu'à ce qu'on ne me reconnaisse 
qu'au regard triste.




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Paris 3 septembre



Rentrée des classes dans quelques jours. Il a fallu que je remette les pieds au lycée pour me souvenir de ce sentiment violent de marginalité par rapport aux collègues et aux élèves. Avec les années, ma propre étrangeté m'est devenue totalement invisible, et seul un environnement normatif, profondément méfiant à l'égard de l'inusité (ou disons-le d'une certaine excentricité), peut me la rappeler.

Je n'ai jamais vraiment su définir cette étrangeté. De même qu'une maladie consiste parfois en des symptômes épars, j'en perçois des signes, mais le fond manque, le liant ... La psychiatrie ne fournit pas toutes les explications. Il m'est arrivé de croire que je l'imaginais, et néanmoins c'est bien le regard des autres qui en a tracé les contours, en y apposant des noms ("folie", "hystérie", etc.). Il peut arriver qu'on cherche à se démarquer, par des traits distinctifs qui nous singularisent sans pour autant nous mettre à part. Mais l'écart, la différence qui me caractérisent ne sont pas de mon propre fait. Quelque chose m'arrache en permanence et me retient en arrière, comme un courant contraire. J'oublie à quel point je lutte pour en déjouer la force.




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Square des Batignolles



Une petite fille sur les genoux de son père. Tous deux regardent les passants, mais elle seule semble les voir. Ses yeux sombres s'attachent à chaque détail, et sa bouche forme un "oh" de surprise renouvelée.




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4 septembre



Hier soir, j'ai marché longtemps dans Paris. Rageusement, sans regarder les feux, sans me soucier de la peau que lacéraient mes sandales. Casque enfoncé sur la tête, musique à fond. J'ai suivi le parcours de la petite ceinture éclairée de cafés. J'ai longé plusieurs fois le périphérique intérieur. Une violence circulait en moi comme un courant électrique ; je cherchais à l'épuiser, la dépenser dans mon élan. Je suis prodigue de ma colère lorsque je traverse les rues, de même peut-être que les autres passants. Il faut une certaine ferveur pour résister à la ville. Rentrée chez moi, j'ai vu mes pieds en sang, j'ai senti la douleur m'envahir en une vague. Aucune douleur n'existe si j'omets d'y penser.




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Mercredi 8 septembre



Troisième jour de travail et je suis déjà épuisée.
Heureusement, j'ai eu deux après-midis de libres. Je bois beaucoup de café pour me maintenir éveillée.

Je lis sur les Hittites, l'histoire de Paris, Abraham Lincoln ... 

Je reconnais le caractère éclaté de l'existence que je mène pendant le temps scolaire, en représentation face aux élèves d'une part, dispersée dans des activités intellectuelles frénétiques d'autre part. La nuit, je rêve que je suis poursuivie, par des hommes libidineux, la police, des zombies ... Et je me demande ce qui, dans ma vie diurne, me donne un tel sentiment d'être harcelée, traquée, menacée. Ce que je fuis en permanence.




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Georges Pérec, dans La boutique obscure, a établi la table des matières de ses rêves.

C'est la partie de son livre qui m'intéresse le plus.




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J'ai traversé la rive droite par les rues Montmartre, Faubourg Montmartre, Notre Dame de Lorette, Fontaine, Lepic. Je suis à dix minutes de chez moi désormais.

Ça a quelque chose de rassurant de posséder ainsi la ville par la marche, ses kilomètres pouvant être conquis d'un seul élan, avec de bonnes chaussures (et, je m'en rends compte en voyant l'état de mes pieds, des ongles coupés court). Elle qui paraît m'échapper toujours, livre bien un peu de ses secrets à chaque promenade.

Pourquoi j'aime tant vivre à Paris : ce mélange constant d'anticipation et de surprise, cette familiarité susceptible d'être bousculée par l'inconnu. Le vin troublé des habitudes.




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"Tu sais comment je suis, avec mon quant-à-soi", dit une femme au téléphone. Quant-à-soi. C'est un mot que j'aime beaucoup, mais qui décrit une réalité m'ayant valu quantité de problèmes.

J'ai le tort de tenir un quant-à-soi labyrinthique et profus.

Mon itinéraire du jour était un pèlerinage sur les traces du Frédéric de L'éducation sentimentale. Rue Montmartre, Grands Boulevards, rues des Martyrs et Notre Dame de Lorette : c'est son Paris ; j'y songe à chaque fois que je traîne dans ces quartiers.

Comme j'ai longtemps pensé au promeneur solitaire de Rousseau en passant rue du Chemin Vert.

La littérature a une faculté particulière de rendre les lieux hantés.




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Quand N. est venu en juillet, il a voulu photographier la ville.
Je me rappelle le sac à main noir posé seul sur le trottoir
à côté d'une ambulance. N. s'est approché du sac 
et l'a photographié comme un objet de curiosité,
un matériau pour ses images. 
Il était enchanté de cette trouvaille,
cette mise en scène qui s'offrait si facilement à lui.
Les yeux du médecin ont croisé les miens.
J'ai pensé que N. et moi ne serions jamais ensemble.




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9 septembre



Je lis de la poésie dans un café à côté du lycée.
J'ai consulté 3 sites de météo comme tous les matins,
et pourtant ma tenue n'est pas assez chaude :
les prédictions étaient fausses. Dahlia Ravikovitch 
écrit qu'elle brûle dans une robe incandescente.
Je suis enfermée dans une chemise de froid.




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Je ressens intensément des phases d'union et de désunion avec mon corps.

Union dans la danse et la jouissance, qui parfois ne font qu'une.

Désunion parce que mon corps me semble doué d'une volonté, d'une résistance qui lui sont propres, et que je dois apprendre à lire et écouter.

Mes expériences m'ont morcelée. Comme il est long le chemin pour se rassembler.




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Le mythe qui me touche le plus, c'est celui d'Isis recomposant le corps démembré d'Osiris. Sous forme de Milan, avec son cri de pleureuse, elle fait ainsi son deuil, au terme duquel l'époux revient à la vie.

Je me sens à la fois Isis et Osiris. Morcelée, "en deuil de moi-même", et aussi prête à revivre.




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9 septembre 23h47



Beaucoup pleuré sans raison aucune.
Un soudain sentiment de marginalité.
Comme d'être repoussée à la périphérie de la vie.




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10 septembre 



J'ai réussi plusieurs fois de suite à prendre des escalators hauts, longs et escarpés. Je n'ai pas encore surmonté ma peur du vide, mais je constate que certaines angoisses se sont estompées d'elles-mêmes. Je ne sais pas si je dois le considérer comme une victoire. Les peurs me viennent et me quittent. Je n'agis que superficiellement sur elles.





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Mes peurs et angoisses forment un oignon.

Les plus apparentes sont d'ordre phobique (vide, et donc avions, balcons, etc.)
Les plus inaccessibles, au cœur des multiples couches, sont têtues et obscures comme l'enfance.

Je n'analyse rien de tout cela, de peur de regarder mes peurs en face.




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11 septembre midi 30



Bloqué toute référence à l'attentat sur les réseaux pour ne pas être confrontée à son souvenir.




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Écrire est ce qui se rapproche le plus de ce qu'on appelle "vocation".

C'est étrange comme j'ai le sentiment, sans messianisme aucun, et sans considérer la valeur de ce que je crée, d'avoir une œuvre à accomplir. Non pas quelques poèmes épars, mais un ensemble qui se tiendrait de bout en bout. Peu importe ce que l'on en pense, et peu importe si je ne suis pas la plus talentueuse pour m'engager dans cette voie. J'y suis déjà engagée, je crois que je le suis depuis ma petite enfance. Ni la dépression, ni la certitude de mon manque d'adresse n'ont pu contrer un désir si ancien. Si je n'avais pas écrit, j'aurais pratiqué un autre art.

Plus étrangement peut-être, j'ai souhaité créer une œuvre avant même de songer à la possibilité de procréer. Ces deux désirs ne sont pas contradictoires. Ils vont de pair, quoiqu'on les oppose parfois, dans les biographies d'artistes. Les femmes ont la capacité d'engendrer physiquement et spirituellement, par le corps et l'intellect, ce qui pour moi est tout un. Certainement les a-t-on souvent empêchées de réaliser ces deux aspects du pouvoir de création.

J'ai pour ma part l'impression d'être la fille d'une idée (je pense à la curieuse naissance de la déesse Athéna). Je l'ai exprimé à ma façon dans un poème. Nous sommes chair de la chair, dit-on. Nous sommes aussi chair de l'esprit.




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Dimanche 12 septembre 



Je regarde des vidéos de danse où le son est coupé. Mais les mouvements des artistes me font entendre la musique, ils la portent et la scandent, et ma mémoire complète ce que mes yeux perçoivent (je reconnais la plupart des chorégraphies). 

Le corps peut être musique par lui-même, c'est ce qui m'apparaît dans le cas de la danse : non sa dépendance à l'égard des notes, mais leur entrelacement. Elle est ce solo d'instrument que l'on peut isoler, qui se détache ou se fond dans l'ensemble. 

Il faut dire que suis sensible aux rythmes visuels.




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Au fond d'un café des Batignolles, je lis d'une traite Éparses de Georges Didi-Huberman, sur des documents rescapés du ghetto de Varsovie. J'en ai, littéralement, le cœur serré.




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Lundi 13 septembre



Aujourd'hui, à travers les stores du lycée, l'ombre des oiseaux passait au ralenti, retenue par cette fin d'été, trouble, languide. On aurait dit un film en noir et blanc projeté sur une toile, un film dont je n'aurais aperçu qu'un infime extrait.




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Anaïs Demoustier, après l'avant-première des Amours d'Anaïs, disait très justement que les femmes trentenaires d'aujourd'hui se sentaient déconcertées face à leur propre liberté. C'est exactement ce que je ressens depuis plusieurs mois : une indépendance dont des générations ont rêvé, mais dont on ne sait que faire, comme si on en n'avait pas encore imaginé tous les usages possibles. On se retrouve dépourvues de modèles, dépourvues de lignes de conduite ; ainsi le mot d'ordre de "réinventer sa vie", d'ordinaire assez creux, me semble-t-il y gagner en signification.




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Mardi 14 septembre 



Des gens près de moi dans le RER commentent le physique de tel acteur célèbre qui a plus de 80 ans. Ils se moquent de sa déchéance. C'est curieux - et cruel - qu'on reproche tant à autrui sa beauté supposément perdue (celle de la jeunesse, qui ne représente qu'un moment d'une beauté pouvant perdurer). Tout comme il est curieux qu'on nous rende si responsables de notre apparence physique. À moins d'avoir recours à la chirurgie, on compose avec elle plus qu'on ne la façonne.




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J'ai repris le chemin rues Montmartre-Lorette-Lepic. Il m'a semblé plus court d'être déjà exploré. Quelques pauses sous les arbres, dans l'air menaçant d'orage. Des tables blanches, le frou-frou nonchalant des feuilles, des enseignes des siècles derniers. Les lieux m'emplissent de joie. J'ai besoin de l'émotion qu'ils suscitent, c'est pourquoi je marche tant.

Avant, je sortais peu, puis je me suis soignée par l'espace, drogue légale parmi d'autres.

J'ai moins l'impression de traverser les lieux que d'être submergée par eux.

Sans doute la mystique des lieux dans les courants nationalistes nous a-t-elle détournés, par méfiance, de cette considération pour le pouvoir qu'ils exercent, et qui n'est pas excluant (ou du moins devons-nous lutter pour qu'il ne le soit pas).

Quand je marche dans la ville, elle ne m'appartient pas, je ne lui appartiens pas. J'aime à penser que nous conversons.




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Samedi près de Châtelet, une dame retraitée m'a demandé de l'argent, et je lui en ai donné. Elle l'a utilisé pour acheter des bananes qu'elle a voulu m'offrir. J'ai trouvé ça paradoxal, avant de comprendre son geste : je lui avais permis de se montrer généreuse. 

Cette femme avait envie de faire un don à quelqu'un.




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Jeudi 16 septembre, minuit



Le corps de M. sera enterré en Israël, près de celui de sa meilleure amie. Son frère a dit qu'il était mort un jour particulier qui dispense les proches de certains rituels de deuil. Dans sa délicatesse, son désir d'épargner tout désagrément à autrui, M. l'aurait sûrement souhaité.

J'ai pensé à ces solitudes parisiennes, le vendeur de vélo qui n'ose pas appeler, les veilleurs des bancs publics, le nageur qui voit des symboles dans les piliers de la piscine. M. faisait partie de ce peuple-là, avec quelques amis homosexuels, queers ou malades comme lui. Se doutait-il néanmoins qu'il serait si regretté ? Cela me consolerait un peu d'apprendre qu'il le savait.




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16 septembre au matin



Réveillée cette nuit par d'intenses douleurs d'endométriose.
Je me suis rendormie, et dans mon rêve (une escapade en voiture dans des contrées inondées - d'ailleurs nous roulions par moments sur l'eau tel Jésus version 4×4) mon ventre me faisait encore souffrir.

Je ne vais pas travailler au lycée aujourd'hui.




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J'ai réussi à me lever pour aller chez le médecin, après avoir passé une partie de l'après-midi à regarder les nuages depuis mon lit (j'ai une vue très dégagée du ciel).




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Dans ma mémoire, le visage des gens qui m'ont fait du tort se fige en une grimace. C'est tout ce qui m'en reste : non un visage, à vrai dire, mais un masque.

À la réflexion, cette unique grimace ressemble aux dessins de contes représentant des méchants, comme si ma vie était réellement peuplée de ces êtres maléfiques. Empreintes des livres d'enfance qui m'aidaient à départager la douceur de la violence, la bonté du danger.




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En rentrant de chez le médecin, j'ai pris le pont Caulaincourt, la passerelle bleue qui traverse le cimetière de Montmartre. On y aperçoit les tombes entre les branches d'acier. C'est rare, ce type d'artère qui révèle la présence des morts dans la ville. On oublie souvent qu'on partage l'espace avec eux.




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Vendredi 17 septembre 



Je croise le marchand de vélos mystique : "Si tu n'étudies pas, si tu ne prends pas soin de ton corps, tu es un homme mort. La nage et la lecture de la Torah me maintiennent en vie". Ces propos m'ont interpellée, car je cherche tous les moyens de me sentir vivante ; et si une part de moi s'endort, un engourdissement général me saisit. Comme si c'était un travail de tout instant que d'être pleinement alerte. Cette vigilance m'épuise, mais je ne peux pas abandonner : m'abandonner.




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Exposition Georgia O'Keefe à Pompidou.

Des paysages et natures mortes sous l'angle de la photographie, surfaces planes et cadrages d'où souvent les formes débordent.

Le jeu des échelles : le sublime du détail, le minuscule aux proportions monumentales. L'intérieur d'une fleur devient une sculpture, suggestive et troublante.

J'ai été très sensible aux dialogues des couleurs, sereins, apaisés, à leur portée méditative. La vision rapprochée des choses nous imposant de ralentir.




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Collage à partir de deux œuvres de Georgia O'Keefe.




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Samedi 18 septembre 



Ma famille me suggère de quitter Paris. Mes parents, qui ont toujours vécu en province, ne comprennent pas mon attachement à cette ville, qui malmène durement celles et ceux qui l'ont choisie. À chaque fois qu'ils viennent, la même question se pose : pourquoi ici ?

Ce sont les amitiés qui me retiennent dans la capitale. Qu'elles y vivent ou non, les personnes que j'aime sont au moins amenées à passer par Paris, un point de ralliement pratique. Je peux dire qu'il a facilité rencontres et retrouvailles, et renforcé certains liens.

Il y a une autre raison, moins évidente à expliquer. La ville m'a soignée de bien des choses, l'angoisse de la nouveauté, la colère, la solitude. Elle ne m'a certes pas guérie - elle n'a pas ce pouvoir - néanmoins elle m'y a aidée. Marcher dans ses rues a constitué une véritable psychothérapie, douloureuse et libératrice. Tout cela ne peut se comprendre qu'au regard de mes années d'adolescence, où je vivais recluse, où chaque changement d'habitude me rendait très nerveuse. Dans la ville, j'ai peu à peu apprivoisé ces espaces qui m'intimidaient, parce que trop vastes et inconnus. J'y ai posé mes carnets, j'y ai pris des photos ; j'en suis devenue l'une des infimes parties. 




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Dimanche 19 septembre 



Je repense à la jeune fille que j'ai été, sans ambition définie, mais éprise d'absolu, c'est-à-dire précisément de rien. Si austère et si laborieuse que je peine à la reconnaître dans l'adulte assez bonne vivante que je suis devenue. Les années ont considérablement adouci mon caractère.

C'est pourquoi j'imagine que mon moi de 16 ans me jugerait défavorablement. Je vogue et louvoie de compromis en renoncement, comme tout le monde il est vrai, mais je ne voulais pas être faillible comme tout le monde. Je me croyais intransigeante.

Peut-être vaut-il mieux ne pas y regarder de près, et faire semblant d'être digne de ses hautes exigences.




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Exposition Vivian Maier au Luxembourg. 

Habituellement deux tendance me mettent mal à l'aise dans la représentation artistique du quotidien : le pittoresque et le cocasse. Deux travers auxquels les photos de Vivian Maier échappent selon moi - et c'est en cela que sa vision de l'ordinaire me touche profondément.

Le cocasse consiste à croquer une idiosyncrasie pour arracher un sourire ; il fait ainsi peser le risque de réduire les sujets à des pantins ridicules.

Je préfère que soient suggérées des intériorités, des histoires, afin de rendre vie à ce qui est représenté, et aussi lui rendre justice.
Peut-être le réalisme instaure-t-il un malaise dès lors qu'il ne s'accompagne pas d'une éthique.

Les photographies de Vivian Maier ont cette sorte d'âme qui est la marque d'une conscience.




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Lundi 20 septembre



S. est en réanimation. Ironie du sort, il a probablement attrapé le covid19 lors d'une manifestation contre ses principaux vaccins. Je suis trop inquiète pour en tirer une quelconque leçon de morale, même si je regrette qu'il ait été réceptif à des discours qui l'ont mis en danger.

C'est un vieil ami de mes parents, et leur voisin depuis plus de 40 ans. Fervent lecteur, il leur a donné de nombreux ouvrages ; c'est notamment grâce à lui qu'il y a toujours eu tant de livres chez nous. Je lui dois des journées de bonheur romanesque dans le grenier qui me faisait office de chambre. Il a servi de modèle à l'un des personnages de mes Bibliothèques imaginaire, Iñacio.




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J'ai passé la journée au lit avec une bouillotte et du chocolat. Lu un atlas de l'Égypte antique et quelques chapitres d'un bouquin sur les Scythes.

Quitte à être souffrante, autant être souffrante ainsi.

La chambre est silencieuse, en suspens : les choses attendent. D'habitude, je suis absente la journée.
On dirait ces créatures surnaturelles qui guettent patiemment la nuit pour enfin vivre leur vie.





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Mardi 21 septembre



S'il avait eu de l'argent, M. aurait aimé acheter une grande ferme pour y recueillir des animaux abandonnés. 

Je viens de me souvenir d'un rêve que j'ai fait quelques jours après la mort de mon grand-père. Il habitait une chambre très lumineuse dans une résidence collective qui donnait sur un jardin. Sous les arbres, des familles entières sur plusieurs générations, et des animaux de toutes espèces. Cette image paisible et heureuse m'avait laissé l'impression d'avoir rendu visite à mon aïeul au paradis (lui qui pourtant ne croyait pas en dieu ; pas plus que moi, du reste).

De son vivant, M. rêvait déjà du paradis, mais pour les autres. Il fantasmait sans doute un abri, une arche, où il aurait pu épargner à des êtres fragiles la peine qu'il avait subie. M. s'était retrouvé orphelin très tôt, et la maladie, les addictions diverses, avaient achevé de l'isoler. Néanmoins, il ne souhaitait pas être consolé, peut-être considérait-il que ce n'était même plus possible : il devait employer ses forces à consoler autrui.

Si un paradis existe, M. a dû croiser mon grand-père dans l'arche-jardin qui ressemble à s'y méprendre au parc où je jouais enfant, parc attenant à la synagogue et à l'évêché d'Orléans. Si un paradis existe, il s'est étendu sous les arbres, et a enfin accepté que l'on prenne soin de lui.




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Je laisse les fenêtres ouvertes, même s'il fait déjà frais. Les averses de cette nuit ont lavé le ciel et les feuilles d'argent. L'été ne tient plus qu'au bourdonnement continu qui provient des branches mêlées de l'actinidia.




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Mercredi 22 septembre 



Un homme passe à vélo en chantant à tue-tête : "La bohème, la bohème / Ça voulait dire on a vingt ans / La bohème, la bohème / Et nous vivions de l'air du temps".

Comme en écho, un collégien fredonne sur le trottoir la mélodie.




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Jeudi 23 septembre 



Hier soir à la Filmo, L'arbre, le maire et la médiathèque de Rohmer, drôle et malicieux dans la manière dont il expose les poncifs des discours politiques (poncifs qui ont très peu changé en trente ans). Fiction documentaire dans la France du lieu commun.

Pour ce qui est du lycée : j'essaie de retrouver la joie d'enseigner. La patience, la fermeté, l'enthousiasme, dont je ne suis pas sûre d'avoir jamais pleinement fait preuve.

Le temps est radieux, d'une luminosité presque surnaturelle. Comme une matinée d'août qui s'étendrait jusqu'au soir, fraîche, pâlie.




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Vendredi 24 septembre



Après les cours de ce matin, j'ai déjeuné avec L. et ses amis de l'hôpital de jour, notamment une jeune femme passionnée de danse. Je la rejoins ce soir à une soirée excstatic dont j'ignore tout, sauf qu'on s'y livre à des improvisations. 

J'attends L., qui est chez le dentiste à Parmentier. Je réfléchis au fait que les mouvements féministes soient si divisés qu'il en devienne difficile de se sentir intégrée dans une communauté. Chacune se retrouve aux prises avec ses histoires tordues, ses tourments, ses contradictions. Le terme de sororité renvoie encore pour moi au domaine de l'utopie. Nous sommes des individus, vulnérables, éclatés, tentant de s'accommoder de situations sociales qui contribuent toujours davantage à nous fragiliser. Mon point de vue est bien sûr orienté par l'abandon et la frilosité qui ont fait suite aux abus sexuels que j'ai subis. Je crois en avoir été d'autant plus affectée que les théories féministes me donnaient un cadre de pensée auquel me raccrocher, un ensemble de repères : le discours se heurtait à une large indifférence. Cela dit, j'ai constaté aussi des élans solidaires, phénomènes isolés, mais profondément rassurants, preuves que je n'étais pas seule. Plus que de la complicité féminine - expression galvaudée - j'y perçois aujourd'hui une authentique compassion, sans doute née chez certaines personnes d'expériences communes. Cette manière de nous épauler tempère mon pessimisme.




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Rue Lacharrière.

Je bois un thé oolong à la chinoise, après avoir transvasé l'eau de la théière dans un pot, puis du pot dans une tasse. J'apprécie les changements de goûts et de couleurs du breuvage, qui permet plusieurs infusions. Il laisse en bouche de la mousse et des fleurs, quelque chose d'un sous-bois d'automne à toutes les heures du jour. Cette cohérence saisonnière me procure une étrange satisfaction, comme si j'avais joué par hasard un accord secret.




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Samedi 25 septembre



Rejoint la collègue de L. dans un studio hier. Il s'agissait bien d'improviser des mouvements sur de la musique new age et électro pendant deux heures. L'expérience m'a détendue : aux gestes stéréotypés de boîte de nuit, que j'ai dû imiter des clips visionnés quand j'étais ado, a succédé une danse moins consciente d'elle-même, où il me semble avoir laissé une plus large part à l'intuition. Les déhanchés, les balancements lascifs du cou, ces tics qui sont autant de codes pour nous rendre désirables, tout cela se défaisait lentement, les fils de la marionnette cassaient. J'ai ressenti une impulsivité monter en moi, une fougue, un caprice. Débarrassée d'une gangue de bois.

En sortant de la salle, j'ai rencontré une ancienne camarade et sa compagne. J'ai beaucoup de sympathie pour elles. Mes années d'études me sont déjà devenues opaques, comme la personne que j'étais à l'époque. J'ai dépensé une grande énergie pour atteindre des objectifs qui ne m'importent plus.




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Traversé Paris du square des Batignolles jusqu'au 7e arrondissement, en passant par la rue de Rome, le quartier de la Madeleine et la place de la Concorde. J'ai pensé à des personnes que j'avais pu croiser dans ces lieux par le passé, dont un mélomane qui déniait aux enseignantes tout intérêt intellectuel. Cette posture m'a fait ricaner dans mon for intérieur.

D'un parme tendre, le ciel a viré au blanc. Je me suis installée à une terrasse de la rue Saint-Dominique, l'un des coins les plus huppés de la Comédie humaine. Je trouve ce quartier ennuyeux. Il soustrait aux regards ses jardins et ses belles façades ; le piéton lambda n'en voit que des portes fermées.




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Dimanche 26 septembre



Hier soir, vu C., une ancienne camarade de Paris VII qui a quitté l'enseignement suite à un acharnement de la hiérarchie quand elle était stagiaire. Je ne comprends pas que l'on décourage de jeunes recrues motivées, d'autant qu'être titularisée n'est pas une faveur extraordinaire (les TZR savent à quel point l'institution peut nous maltraiter en début de carrière : affectations tardives, emplois du temps impossibles, missions réparties sur plusieurs établissements parfois distants ...). Nous devions écouter des récitations du "Bateau ivre" au Club des poètes de la rue de Bourgogne, mais je me suis éclipsée à cause de douleurs au ventre. Peut-être avais-je également peur d'entendre ce poème déclamé, comme si l'écoute intérieure qui était la mienne devait rester la seule.

Aujourd'hui, malgré l'endométriose, je suis sortie faire une lessive spéciale sous-vêtements à la laverie du coin. J'ai oublié de mettre à part un haut pourpre qui dégorge beaucoup, et suis donc désormais l'heureuse propriétaire d'une palanquée de culottes roses.

J'ai consulté le DSM 5 en ligne pour la première fois depuis des mois ; la psychiatrie a fait partie de mes passions  entre 2015 et 2018. Je fréquentais assidûment les bibliothèques de médecine, j'apprenais les manuels. J'ai acquis à cette époque un œil pour le symptôme, un esprit d'enquête pour le trouble.




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Lundi 27 septembre



Crise hier au moment du coucher. Des pensées se sont mises à tournoyer dans ma tête comme de grands oiseaux noirs, qui s'approchaient pour m'encercler. Je n'aurais pas dû me rappeler N., et tous ses prédécesseurs auxquels j'aurais eu le tort de refuser une relation. Paniquée, j'ai pris du CBD et deux anxiolytiques ; en 30 minutes, j'étais assommée. Quand je sens la colère et la peine creuser leur trou en moi, j'aimerais pouvoir les saisir, les extirper de mes entrailles, et les calmer en les berçant. Je regrette finalement que seules les drogues nous endorment.




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Place d'Estienne d'Orves (dont j'apprends que le rejeton Honoré, martyr de la Résistance, a courtisé Louise de Vilmorin).

Dans le RER ce matin, préparant un premier contrôle de méthode pour mes Secondes, je me suis rendu compte à quel point l'apprentissage des exercices académiques m'avait semblé contre-intuitif. J'ai mis des années à en maîtriser les codes, après avoir lu tardivement les travaux d'autres étudiants. Je ne peux pas même parler d'assimilation ou de réappropriation ; à vrai dire, j'ai surtout eu l'impression de devoir imiter une certaine manière de penser. Sans doute ces tentatives m'ont-elles permis d'en tirer quelque satisfaction, mais elle restait très limitée. D'où un sentiment persistant d'inadéquation dans le supérieur. Provinciale, j'aurais pu finir par me sentir à ma place à l'université parisienne, toutefois ma certitude d'être à côté des attentes était plus cognitive que sociale. À l'époque où j'étais très déprimée, je me répétais que j'étais trop bête pour ce milieu. En un sens, j'avais raison : il fallait beaucoup de détours, beaucoup d'observations pour singer une intelligence qui n'était pas la mienne.




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Oublié de mentionner hier que j'ai vu Le conte de la princesse Kaguya d'Isao Takahata, qui m'a autant émerveillée qu'émue. La mélancolie du bonheur terrestre ... Je ne sais pas depuis combien de temps je n'avais pas pleuré devant une œuvre.




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Mardi 28 septembre



S. n'est plus en réanimation. Il peut à peine parler, manger, marcher. Il respire avec difficulté. Mais au moins, il est vivant.




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Septembre et octobre me rappellent invariablement les journées à ramasser des châtaignes et des poires, les bogues craquant sous les bottes, les frondaisons dorées, les grenouilles qu'on prenait pour des feuilles mortes. Élevée en centre-ville, je considérais comme un privilège ces samedis de récoltes. Si je m'aventurais dans les sous-bois, j'avais même souvent la chance de rapporter des mûres sauvages. Après quoi, on empilait les caisses de fruits sur le siège arrière de la voiture. Malade dans les transports, il m'est arrivé une fois de gâcher un après-midi de labeur en vomissant sur les poires. Comme j'ai eu honte ! Quelle culpabilité ! Mes parents avaient tout jeté dans un fossé au bord d'une route.




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Je me suis lancée dans un roman slovène du début des années 2000, Boštjanov let de Florjan Lipuš. La prosodie est si belle que j'aurais aimé la composer en français, avec la même musique, chose en principe impossible. Ça m'a très précisément fait penser à mon désir de créer des poèmes à partir d'une métrique anglophone. Les langues imposent leur pulsation, et c'est dans ce rythme singulier que se forment les mots. Cependant, il m'est arrivé de chercher à les hybrider, d'échanger idiomes et musiques, facétie de lectrice assidue dans diverses langues étrangères.

Initier une pulsation similaire, quoique radicalement autre, est le grand problème (entre frustration et jouissance) de la traduction. L'hybridation aussi, peut-être ?

Une traduction française de Lipuš a paru en français, me semble-t-il. Il faut que je la trouve.




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Mercredi 29 septembre 



Mes Bibliothèques imaginaires sont ma seule pièce de théâtre. Voilà pourquoi je n'arrive pas, ou très difficilement, à les considérer comme un roman. Ce n'est pas qu'une question de longueur ou de nombre de mots, je crois que ça tient au fait qu'elles sont surtout un tissu de dialogues, de monologues et de didascalies. Voilà également pourquoi les transformer en un récit traditionnel serait fausser leur conception.




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Temps mi-figue, mi-raisin (expression très adaptée à la saison, puisqu'on récolte ces fruits au début de l'automne).

J'ai longé la petite couronne du Nord de Paris, assagie par des pots de fleurs, des bars branchés, des graffitis faussement sauvages (et qui sentent l'œuvre de commande). J'ai beau faire la fine bouche, j'aime cependant les arbres penchés sur ses rails nus, les mauvaises herbes qu'on laisse pousser comme une licence poétique, la sorte de virgule qu'elle impose à la ville. Entre deux averses, elle ressemble à un coin de banlieue tranquille, avec cette teinte de rouille que dépose le soleil d'octobre.




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Commentaires

  1. Tendresse intacte et inclassable.. c'est peut-être la définition d'un certain bonheur.

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  2. Bravo ! J'espère que vous continuerez de publier ce passionnant journal.

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  3. Au détour des formules qui touchent juste, des mots qui tombent bien et des émotions... j'aime beaucoup lire ce journal des lieux aimés. L'allée des brouillards ne doit pas être loin.

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  4. Réponses
    1. Je ne pense pas que mes écrits intéressent tellement les M.E., mais il faudrait tenter ! Merci beaucoup !

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    2. Il ne suffit pas d'être talentueux, il faut à bon escient le faire savoir.. cherchez un éditeur !

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    3. +1 Et tout envoyer, y compris les poèmes.
      Bon courage !

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