Journal : novembre 2021

 



Lundi 1er novembre 



Ainsi commence la brève saison de la Saint-Martin à Saragosse, el veranillo, le petit été : des gamins plongeant dans une fontaine municipale au bord de l'Èbre, sous un soleil acidulé comme un citron glacé. Le pépiement d'oiseaux nombreux, mais invisibles. Les confessions tardives, le traumatisme, le deuil, toutes ces paroles qui ne nous viennent qu'in extremis, avant le départ ; un post-scriptum aux vacances. Nous avons vécu cette semaine dans un accord tacite : ma joie va jusque-là.





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J'ai pris des photos de touriste pour avoir la main sur les choses en les documentant, tel jour ici, tel jour là. Une trame narrative faite de clichés ensoleillés et de regards perdus (où donc faut-il fixer le téléphone pour que notre portrait plante ses yeux dans les nôtres ?). 

La nuit je rêve souvent de mes voyages passés. Pendant le confinement, c'est l'octobre 2019 à Rome qui revenait obstinément ; et j'ai cru ressentir alors une véritable nostalgie : la douleur du retour en songe, de l'itinéraire fantasmé vers le lieu inaccessible.




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J'ai étudié le castillan à l'école pendant six ans. Puis j'ai totalement cessé de le pratiquer.

La langue est une maison abandonnée qu'on éclaire petit à petit. Cet escalier mène à tel endroit. Dans ce tiroir, on trouve tel ustensile. Les souvenirs se raniment pour constituer à nouveau un décor familier, où l'on avance pas à pas, de peur de trébucher. Les confusions avec l'italien, et même avec le tchèque, sont si vite arrivées. C'est que j'habite plusieurs maisons à la fois.




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Mardi 2 novembre 



Rentrée précipitamment en France ; mauvaise nouvelle.

Cette nuit, j'ai rêvé que je déménageais dans un quartier que je ne reconnaissais pas, mais censé se trouver dans le XIVe arrondissement, où j'ai vécu des années. 
Il existe dans mon imaginaire une ville qui porte le nom de Paris, mais qui ne correspond en rien à la capitale. Beaucoup de mes cauchemars sans gravité y sont mis en scène : j'y suis confinée, je m'y perds, j'y déménage, et toujours, au cœur de cette grande maison à ciel ouvert, je me sens déracinée.





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Mercredi 3 novembre



Je me perds, oui, mais c'est dans ma propre liberté, que je ne cède à personne. Je n'en finis pas de migrer dans cet espace que j'ai créé, un espace intérieur qui se cogne parfois à la ville. Je n'accepte la compagnie d'autrui qu'un temps, et j'épuise l'âme des lieux avant de les quitter. Quelle drôle de femme je suis. Incapable d'appartenir.




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Dans un café près du Pont Neuf. Visité de petites expositions de dessins mis en vente à Saint-Germain. Acheté des livres, écrit un poème, épié les conversations de gens très cultivés. Un verre de vin m'a collé la migraine, je ne supporte plus bien l'alcool - ou est-ce la composition du texte qui m'a fatiguée pour le restant de l'après-midi ? 

Ledit poème est orgueilleux, malhonnête (j'ai volé l'histoire d'un homme) et un peu grandiloquent, mais à l'artiste, la feinte mégalomanie est permise : pourquoi donc s'en priver ? 




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Dans le bus, un homme distribue obséquieusement du "Les dames d'abord !", et du "Mademoiselle, je vous en prie", d'une voix de baryton satisfait de lui-même. Tout ce cinéma entrecoupé d'une discussion sur les bons usages qui se perdent. Certes, il fait preuve d'un certain savoir-vivre, mais à être trop ostensiblement courtois, on en devient grossier ... 





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À l'Opéra




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Samedi 6 novembre



Je vais bientôt reprendre le travail. Je ne me sens pas enseignante quand je quitte la salle de classe ; j'y repense par fragments, comme à un rôle qu'on a joué au théâtre, sans se souvenir des détails, juste de l'impression d'être en scène. 

En revanche, je ne ressens pas ce morcellement dans la création, même si artiste n'est pas à proprement parler ma profession. Il n'y a pas possibilité de déchausser un instant les lunettes de l'écrivaine, de les poser près de soi. N'importe quelle expérience est devenue matière à texte, scriptible à défaut d'être toujours lisible. 




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Lundi 8 novembre



Moi qui éprouve une tristesse longue et tenace, je me demande comment j'ai pu me faire une spécialité des petites joies, des allumettes qui s'éteignent en un instant, qui ne représentent rien en somme qu'un fugace flamboiement.

Peut-être est-ce la cohabitation avec un tourment durable qui m'a fait prendre ces habitudes : m'asseoir au soleil d'hiver, acheter une pâtisserie, tenir entre mes doigts gourds un café chaud à l'aurore, sentir des parfums subtils, flâner. Ce qu'on pourrait qualifier de réflexes de survie. Peut-être n'ai-je à offrir que ce bouquet de réjouissances éparses pour égayer le quotidien des autres ; peut-être est-ce déjà beaucoup quand on ressent une grande lassitude, ou quand les chagrins nous usent.

Rétablir au jour le jour une justice, celle d'un bonheur frêle et sensible.

Les grandes joies sont plus rares. Les voyages, la danse, l'écriture. Cette félicité-là fatigue, mais d'une tout autre manière que les travaux pénibles, l'anxiété, la douleur. Elle est un soulagement, un relâchement bienvenu. 




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Tout mon malheur vient sans doute d’avoir toujours été une fille de joie. Au plaisir pervers pris par certaines personnes à mes dépens, personnes auxquelles je tiens lieu de simple objet de jouissance, j’oppose la douceur des sens et l’allégresse de la création. 

Mon quant-à-soi les arrange bien. Je me laisse utiliser, je prête mon corps, que j’ai tôt appris à dissocier radicalement de mon esprit. Je me tais. Une fille de joie, et docile en plus, accorte. La phrase que des proches m’ont assénée à plusieurs reprise est terrible : « Tu te poses en victime ». Il faudrait qu’on te détruise jusqu’au bout, et avec le sourire s’il te plaît, sans faire de manière. Tu ne vas tout de même pas te plaindre d’être traitée comme de la chair à viol. 

Je ne me pose pas en victime. J’en suis une. Et c’est un tel calvaire que j’ai du mal à considérer les faits pour ce qu’ils sont, du mal à les qualifier, du mal à les dénoncer. Du mal, justement, à me reconnaître victime.





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Effroyable également la manière dont les victimes de violences sexuelles ont toujours été qualifiées chez les miens.

Des folles, des ratées, des mal baisées qui détestent les hommes, qui méritaient ce qui leur est arrivé, qui ont l’indécence d’être traumatisées, et pire, d’en parler (dénoncer un crime étant bien plus grave que de le commettre). 

Des femmes qui auraient mieux fait de mourir, en somme.

Corollaire de cette culpabilisation des victimes : une défense acharnée des agresseurs, même devant moi, même en sachant le cycle de violences que j’ai subi.





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Mercredi 10 novembre



Du Pont Neuf, j'ai contemplé Paris recouvert d'une légère brume dorée. Novembre me rend sentimentale. La tête qui tourne comme par amour.

Hier pourtant, j'ai évoqué des souvenirs très douloureux avec la psy. En détail. Il fallait être implacable avec tous les détails.

Je suis l'Aurore qui s'éveille d'un sommeil traumatique. J'ai essayé de l'écrire, néanmoins les précisions que j'ai pu énoncer à l'oral ne cessent de se dérober.


Pourquoi je ne peux évoquer la violence.
Pourquoi ça reste sur le seuil,
sur le seuil du symbole.
Je l'entrebaille à peine, car j'ai peur 
de ce qui se produirait si je
l'ouvrais tout à fait.




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Jeudi 11 novembre, Armistice



J'ai rêvé que je nageais dans la Mer Noire le long des côtes bulgares. Je laissais mes affaires sur le rivage et ne les retrouvais plus. Néanmoins, j'oubliais assez vite de les chercher. L'eau était profonde et chaude.

Mon inconscient a dû choisir la Bulgarie parce qu'elle fait l'objet de plusieurs chapitres de Baba Yaga a pondu un œuf, parce qu'un concours international de danse fameux se tient à Varna, et parce que je lis Pourquoi Byzance ? de Michel Kaplan. Je n'ai jamais mis les pieds dans ce pays.

Il est question de mer dans la plupart des rêves que je me rappelle ces temps-ci. La mer houleuse de Méditerrannée, celle qu'on traverse à la voile ou qu'on survole dans un avion gonflable (!), dont on visite le chapelet éclaté des îles. La mer anonyme qui baigne la maison familiale, substitut imaginaire de la Loire. L'Océan Atlantique d'où ont émergé des villes étranges, labyrinthiques, enroulées sur elles-mêmes comme des coquillages, sur de minces bandes de sables. Et ces roches abrupte plongeant dans la Mer Noire.





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Vendredi 12 novembre 



Je me suis bien acclimatée à Paris, mais les animaux sauvages me manquent. Le long de la Loire, on côtoie en toute saison des bandes d'oiseaux peu farouches, qui vous toisent d'un air impassible. Ce sont les maîtres des sables mouvants, où personne n'ose s'aventurer. Les maîtres des îles lorsque l'eau monte, et qu'elles deviennent inaccessibles. Adolescente, je venais m'asseoir sur les berges, et nous nous regardions, longuement, sans bouger.




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Ce journal pourrait être un ensemble léché : une œuvre.

Je préfère bâtir, avec quelques bricoles, le tombeau de chaque jour.




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Samedi 13 novembre














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Dimanche 14 novembre



Étrange cette récurrence de la figure christique dans mes écrits, et mes poèmes en particulier.

C'est que je crois au Christ comme à un dieu intérieur ; Jésus tout seul, puisque j'éprouve une grande méfiance envers la figure de Pierre. 

Soit dit en passant, un mec comme Jésus, un peu marginal et anarchiste, né en exil dans des conditions louches, suivi par des paumés (sauf Pierre qui était un arriviste) et des prostituées, je ne comprends pas que des Églises se soient fondées autour de lui en excluant les gens hors normes. C'est un dieu très atypique, dont la puissance réside dans la faiblesse, et qui donne la préséance aux vulnérables, aux exclus et aux pauvres. Je ne suis certes pas la première à le faire remarquer.

C'était la théologie de comptoir du dimanche matin ; car pendant que d'autres sont à la messe, je médite en buvant du café au lit.





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Promenade dominicale sur la Butte Montmartre




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J'aime le format du journal ; il me repose de passer ma vie à avoir l'air intéressante.

Dans un journal, on peut écrire des bêtises, c'est le lieu par excellence du quotidien, donc du trivial.

Un mot me dérange, notamment dans le domaine de la poésie : celui de "performance". Je comprends le lien avec les performing arts, mais pour moi, il n'est pas innocent non plus qu'il rappelle les compétitions hippiques et les décomptes de points aux fêtes de la kermesse. Comme si tout devait être exploit tape-à-l'œil pour les badauds du coin (propos éminemment snob, bien sûr). Le journal, modeste et parcellaire, se prête mal à ce type d'exigence, et c'est pour ça qu'il me convient, non parce que je suis discrète, mais au contraire parce que j'ai tendance à me comporter comme le plus beau bichon de la kermesse. Il faut lutter contre ses bas instincts !




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The Beauty of Ordinary Things.





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Mardi 16 novembre




J'ai rendu brièvement visite à l'un de mes oncles, son épouse et mes cousins à une exposition de peinture. Nous ne nous sommes pas réunis depuis la mort de mon grand-père, en pleine pandémie. Nous n'avons même pas organisé de cérémonie.

Je n'ai pas vu sa tombe, ni sa maison vidée avant d'être vendue. 

Mon grand-père n'était jamais devenu vieux. Il était resté alerte, ouvert et curieux, malgré la maladie qui l'affaiblissait les dernières années. 

Ce deuil étrange : un déclin physique, mais une jeunesse d'esprit persistante ; une mort invisible, distante, presque une légende.

Les derniers mots qu'il m'a dits étaient très doux. 




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Mercredi 17 novembre



Envie de crier sans raison particulière, juste pour entendre ma voix, et pour qu'elle me revienne, d'un seul coup, en pleine poitrine.

Je me souviens des nuits d'insomnie où je frappais mon oreiller en hurlant de rage, d'impuissance, de douleur.

À présent, je voudrais crier pour me sentir vivante, comme la Sibylle à laquelle ne restait que la voix, quand tout s'était épuisé.

Que ça résonne et que ça chante, même ce qui est emporté, usé, brisé. Que ça gueule, enfin.

Mais je suis coupée de ma voix ; elle m'attend derrière une porte que je ne sais pas ouvrir.




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"Les nuits de la pleine lune
Elle monte sur le toit de l'immeuble
Et elle pleure
Et elle crache sur les pigeons, les voitures,
Les passants, les poubelles,
Le martyr des autres et son soi-disant bonheur"


Elli et Jacno, référence ultime en matière de pleine lune (je l'ai aperçue en revenant du Centre Tchèque, grisâtre, voilée par des nuages ; c'est le seul astre que la pollution lumineuse parisienne nous permet d'observer la nuit).




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Mardi 23 novembre



Beaucoup de travail, peu de temps et d'énergie pour écrire, rêver, sortir. Je regarde des vidéos de danse, et lorsque je ne suis pas trop fatiguée, je poursuis mes lectures sur Byzance.

Parlé de mon adolescence avec la psy. Le sentiment que quelque chose s'est joué à ce moment, quelque chose que je n'ai pas pu reconnaître. Mon journal de l'époque ne m'aide pas tellement ; il faudrait rendre tous ses silences éloquents, identifier tous ses manques. 

Mes élèves ont l'âge que j'avais.
Mon impression de ne rien pouvoir réparer ne concerne pas que leur scolarité. C'est aussi mon adolescence que je ne sais pas soigner.




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Novembre éveille les souvenirs des automnes précédents, assise dans les cafés, écrivant mon journal, avec le même ocre baignant la tête des immeuble, la même fatigue, la même douceur. J'aime le ressassement des saisons. Cette délicieuse stupéfaction lorsque le soleil s'insinue entre deux bâtiments, et que je passe exactement dans sa tiédeur. Les matins engourdis suivis des mêmes plaisirs, les pelures des vêtements qui m'enveloppent comme une grosse orange, les boissons chaudes que je bois à l'abri.

Hier, je faisais écouter la Sonate n°32 de Beethoven à une classe de Seconde tranquille et agréable. Des feuilles de couleur vive chutaient lentement dans la lumière. J'ai pensé avec amusement à ce tableau si romantique que les élèves pouvaient contempler rien qu'en tournant la tête. Chutes des couleurs, envol des sons, rythmes dansants, j'en avais la chair de poule. Je suis restée quelques minutes sans rien dire au fond de la classe.




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Samedi 27 novembre



Il semblerait bien que nous ayons basculé dans l'hiver. J'ai traversé Montmartre dans la pluie et la brume, il faisait sombre à 16h30. "Son p'tit fichu sur les épaules / Elle rentrait par la rue des Saules". J'ai un manteau bleu ciel que j'aime particulièrement, une grosse écharpe noire, mais ni toque de martre, ni fichu. 





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Le vouloir me semble toujours contaminé, ce n'est jamais un dessein pur. Le définir avec netteté, n'est-ce pas un peu terrifiant ? J'ai une préférence pour le vague, l'inextricable et le multiple. J'ai certes fait des choix (je ne suis pas velléitaire), mais c'était souvent par défaut : je ne pense pas avoir voulu ce que j'ai choisi.

Il y a des gens destinés aux limbes. C'est mon cas. Fait notable, je n'avais aucun rêve d'enfant, je séchais à la question : "Que veux-tu faire plus tard ?". Je voyais l'avenir aussi mal que les arbres avec mes yeux de myope, c'est-à-dire flou, moucheté d'applats de couleurs. 





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Dimanche 28 novembre



Premier jour de Hanoucca ; j'ai acheté un mini-sapin assorti d'un nounours. Le rapport ? C'est le début du mois des fêtes.

J'ai pour ce faire rendu visite à mon fleuriste préféré. Dalida à pleins tubes, rangées de décorations kitsch : "Quand je suis arrivé à Paris, j'étais sûr d'y rester peu de temps. Je venais de Touraine, de la campagne. Mais les années ont passé, et plus possible de m'en aller ... Vous y habitez depuis douze ans ? Malheureuse, c'est beaucoup trop tard pour partir. Après cinq, six ans, on ne peut plus ; on s'ennuierait de Paris".




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Mardi 30 novembre



Les heures s'emmêlent en une pelote de fatigue, ce qui rend mon esprit trop léger et confus, mon attention fluctuante. J'ai oublié mon sac à main hier en partant au lycée : ni clefs, ni argent, ni titres de transport pendant toute une journée. L'impression d'être passée derrière une vitre sans tain, où se reflète le quotidien, tandis que je reste à moitié endormie, dans mes rêves.




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Cet après-midi, j'ai rendu visite à A.-M., qui est malade. Un homme se tenait près de la porte de son appartement quand je suis arrivée. Je n'y ai pas pris garde, même s'il semblait attendre. J'ai sonné sous son retard fixe. A.-M. m'a ouvert brièvement, et a refermé derrière moi. Elle m'a expliqué que l'homme était violent, qu'elle avait appelé la police. Sa voix tremblait un peu, j'ai pris ses mains dans les miennes. La police est venue, l'individu a été chassé. J'ai préparé du thé. Face à cette intrusion de la menace et de la peur, j'ai essayé de rétablir le quotidien, comme on remet une chambre en ordre. Je me suis souvenu avoir vécu plusieurs scènes similaires. Que des femmes soient confrontées à cela me révolte, mais je n'en ai rien laissé paraître. J'étais anesthésiée, dans un état second qui ne permet pas la colère.









Commentaires

  1. Vos photos sont toujours aussi jolies…
    Elles vont bien avec vos textes…

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  2. curiosité : est-ce que le fait de publier en ligne ce journal depuis 2-3 mois en change l'écriture ?

    ps: toujours un plaisir de lire, j'aime bcp l'expression délicate des ressentis :)

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    1. Merci beaucoup ! 😊 Oui, je fais attention à l'orthographe, et j'évite les notations incompréhensibles et le langage SMS. Je laisse cela à la version papier ... Les listes de courses aussi ... Bon week-end à vous !

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