Journal : décembre 2021
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Vendredi 3 décembre
Les saisons peuvent se compter au nombre de quatre, c'est ce qu'on nous enseigne à l'école. Plus tard, l'intuition ne suit pas les indications données par les solstices et les équinoxes ; on prend des libertés avec le calendrier, avance ou recule les commencements et les fins. Puis, à bien observer le ciel, à bien sentir le fond de l'air, on remarque des nuances de semaine en semaine. Elles ne suivent pas tout à fait un fil chronologique, puisque les vents amènent des courants froids, dissipent de l'océan l'épaisseur de l'été, ou charrient des pluies violentes. On rêve de trois cents soixante-cinq mots pour décrire ces subtilités, chaque jour étant à lui seul une saison.
En Europe, nous éprouvons peut-être des réticences à les exprimer. Le rejet de la poésie bucolique constitue presque une éthique, et s'étend à la notation des moindres phénomènes naturels. Comment parler du vent, de la pluie, du soleil, sans éveiller les soupçons ?
J'éprouve un intérêt innocent pour la météo. Mon premier réflexe le matin est d'épier le temps qu'il fait à travers les stores. Après avoir ouvert la fenêtre, et passé le bras dehors, je consulte des sites spécialisés sur mon portable. Il fait trois degrés de moins qu'hier, mais cinq de plus qu'avant-hier. Demain, c'est la pleine lune, et le ciel sera dégagé. Je pourrais dire de manière prosaïque que la météo influe sur mon humeur, ou encore que ma coquetterie doit trouver un compromis avec les températures extérieures. Il est possible cependant que ces variations m'émeuvent, que j'y sois sensible comme aux parfums ou aux sons. D'ailleurs, chaque jour étant une saison, il a aussi sa propre odeur. Je suis un corps à vif, auquel rien n'est indifférent.
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Lundi 6 décembre
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Mardi 7 décembre
Depuis peu mon portable, qui est fêlé par endroits, prend des photos où les sources de lumières créent un halo épais. Le flou envahit l'image.
Il y a des gens qui se construisent un monde limpide dont toutes les faces sont perceptibles, dans leur netteté, leur certitude. Ma propre vision est plus proche de celle de mon appareil cassé, partielle, légèrement altérée. J'en serais attristée si je n'étais pas persuadée qu'il y a plus d'étrangeté dans l'extrême clarté que dans un univers qui s'accommode de l'imprécision et des ombres ; tant que ce n'est pas dissimulation, mais brume qui console et protège.
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Mercredi 8 décembre
J'écris comme on suit les nuages, comme on flâne. Mes pensées me prennent par la main et m'entraînent on ne sait où.
Quand j'étais toute petite, je ne croyais pas à la liberté, j'étais persuadée qu'un dieu m'avait conçue pour figurer dans son immense jeu de l'oie. Mes premiers souvenirs sont peuplés de fées qui ressemblaient à des moires : des femmes qui m'habillaient, me guidaient dans les rues, elles-mêmes vêtues d'habits sombres. Pourquoi des habits sombres ? Sur les photos de cette époque, la mode est aux teintes vives. On dirait que ma mémoire a décoloré les choses.
La maison d’enfance était un labyrinthe aux nombreuses cachettes, armoires, recoins, sous-sols. C'était une ancienne ruine. Bien sûr, je ne doutais pas de l'existence des fantômes, sauf peut-être là où circulait la lumière, derrière les larges fenêtres de la cuisine, ou dans les cours. Les vivants n’étaient pas maîtres des lieux, il fallait négocier leur présence avec les spectres. Je ne me suis pas tout à fait affranchie de cette impression. Mais j'ai avalé ces fantômes ; ils font partie de moi. Moires, fées, chimères, ce sont elles qui rythment mes promenades.
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Si je songe à mon enfance, le sentiment qui domine, c’est la peur.
J’avais même peur de la maison où j’ai grandi ; et cela reste le cas.
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Il fait trop froid pour rester assise sur les bancs. Dans un petit tabac, des hommes discutent de leurs cousines et de leurs sœurs. L'un d'eux prend le parti des femmes, et tente de résoudre les conflits familiaux des autres. Tournée de rhum arrangé. La séance de psy devient de plus en plus confuse. "Vas-y donne le numéro de ta sœur, je l'appelle pour toi !". Le barman ne les écoute pas, il se contente de monter le volume de la musique. Je sors avant de savoir qui a fini par appeler la sœur, si quelqu'un l'appellera.
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Jeudi 9 décembre
Dans les vitrines des grands magasins, les chaussures de luxes effectuent des acrobaties au milieu des sacs à mains. Ballet du capitalisme marchand à l'approche de Noël. Je sens mon enfance insultée par les pots de crème antirides planquées au milieu des lutins, et suis navrée de faire remarquer, comme un Caton en jupe de cuir, que la mascarade est de mauvais goût, surtout en ces temps de crise. On aurait préféré laisser son esprit voguer vers des mondes merveilleux. Et qui rêve d'une crème antirides au pied du sapin ?
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Vendredi 10 décembre
J'ai assisté hier à une représentation du Sacre du printemps de Dominique Brun d'après Nijinski, et me suis souvenu que ce ballet était le premier que j'avais vu, dans une autre reconstitution, une fin d'hiver à Prague. J'avais neuf ans. Les détails me sont restés en mémoire, la sauvagerie des rituels, les corps frémissants comme s'ils étaient de terre, et que la vie poussait en eux. "April is the cruelest month", cruel jusque dans les chairs à l'intégrité menacée.
Depuis ce soir-là, j'écoute fréquemment les œuvres de Stravinski, en particulier L'oiseau de feu. Je ne sais plus à quelle occasion, ni dans quel cours je lui avais consacré un exposé au lycée. Je me rappelle le final triomphant de l'œuvre face à la classe, mon émotion mise à nu devant mes camarades. Le besoin de me cacher d'une si grande obscénité.
Vendredi 17 décembre
Chaque fois que je passe devant l'étal du fleuriste, je m'arrête pour sentir les jacinthes. Leur odeur très verte est d'une froideur fascinante, que trouble juste un soupçon de sensualité. Comme l'appel d'une tendresse lointaine.
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Samedi 18 décembre
Vacances depuis hier midi. Je suis allée au ballet, ai fait un rappel de vaccin, me suis promenée au bord de la Loire. Je suis épuisée.
À la nuit tombée, les chevreuils traversaient les champs sous la pleine lune, incandescente au milieu du ciel rose. C'était invraisemblable de beauté.
Ce samedi s'est achevé par des larmes devant une rediffusion de Roméo et Juliette avec Mathias Heymann et Myriam Ould-Braham, spectacle que j'avais vu cet été, dans plusieurs distributions, dont celle-là même.
Il y a des jours où l'à présent mord au cœur, tant et si bien qu'il nous fait oublier le reste.
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Dimanche 19 décembre
Ce matin, ciel blanc, fin voile argenté sur la ville. "La lumière de décembre a les paupières entrouvertes, et quand elle rit, sa tête est renversée" : rare strophe que j'aie conservée de mes tous premiers poèmes.
J'ai dormi onze heures.
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La jacinthe a l'odeur de l'hiver, je viens de le comprendre. Cette pudeur qui tient à distance, et qui chuchote : "Plus tard".
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Du mal à adhérer au mysticisme de Jünger, dont je relis les Journaux, et pourtant il me parle toujours davantage qu'une vision très rationaliste de l'histoire des espèces, ou de la vie humaine. Je flotte dans un entre-deux : non incrédule, certes, mais sans avoir la foi.
Or, c'est parce qu'il a la foi que Jünger s'intéresse à la dimension cosmique des phénomènes, ce qui les sous-tend et les dépasse. Je n'ai pas accès à cette conception des choses, ou du moins ne l'envisage que sous un angle esthétique.
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Nuit du 21 au 22 décembre
Solstice d'hiver, période de la "koleda" slave, ensemble de festivités pré-chrétiennes qui sont aujourd'hui associées à Noël.
Temps froid et radieux durant le jour le plus court de l'année. Lu Sor Juana Inés de la Cruz ; traduit un poème d'Aleš Šteger ; cuisiné des pseudo pâtes carbonara ; dansé toute seule dans le noir sur de la pop. On peut dire qu'à ma façon, j'ai aussi fêté le solstice, après un après-midi studieux.
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Jeudi 23 décembre
Recouverte de plusieurs couches d'habits, je me suis mise au soleil. En hiver, je suis un vrai tournesol. En été, je disparais sous les chapeaux et les lunettes, planquée à l'ombre.
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Il y a des gens qui interprètent tout ce que vous faites, ce que vous dites, à la lumière de ce qu'ils croient avoir perçu en vous. Face aux preuves qu'ils avancent pour étayer leurs intuitions, on se sent prisonnière d'un éclairage artificiel, papillon pris dans une lampe. Je suis profondément hostile aux tentatives d'explications totalisantes appliquées aux personnes. Je n'aime pas réduire. Je n'aime pas être réduite. Je pense que nous sommes toujours en débordement par rapport à nos conceptions. Qu'être, c'est être plus.
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24 décembre
Reculer comme le jour recule, jusqu'à la nuit de la mémoire, ces années de petite enfance où manquait la conscience.
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Il faut dire que j'ai entrepris de relire mes journaux intimes en remontant le temps.
Je me retrouve, vaniteuse, pédante, et néanmoins peu sûre d'elle ; révoltée en permanence ... Et heureusement : dans la révolte, le salut (ou la tentative de salut). J’aurais même dû l’être encore plus …
Poème écrit pendant mon année de 4e.
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Lundi 27
Certains objets n'ont de signification qu'au sein d'un ensemble : une collection, une décoration d'intérieur, une maison. Lorsqu'ils sont dispersés, on croit les découvrir pour la première fois. C'est ce que je me dis en regardant les babioles qui se trouvaient chez mon grand-père. Bien sûr, elles me sont très familières, mes yeux se sont posées sur elles de nombreuses fois ; mais elles n'ont pour moi jamais existé individuellement. Isolées, elles me semblent nues, si bien qu'il faut me concentrer : au-delà de chacune, imaginer la maison vendue. Syndecdoques mémorielles.
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Jeudi 30 décembre
Dans un commerce près de chez moi : "J'habite à Paris depuis 35 ans. Je suis originaire de Bourgogne. Impossible pour moi de quitter la capitale, impossible. Le 18e surtout. Il a mauvaise réputation, alors qu'ici, on se sent dans un village. Il y a tous les commerces imaginables ! Même les dealers sont gentils, polis, enfin respectueux, quoi. Pas comme les bandes à Saint-Ouen ou à Saint-Denis. Ces gosses sont du quartier, je les ai vus grandir. Je connais leurs parents. Ce sont des gens bien".
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Vendredi 31 décembre
Il y a des personnes chères sans lesquelles il était inconcevable de passer les fêtes (Noël, le réveillon du 1er). Une fois qu'elles ont disparu, un sentiment d'absurdité demeure. Je ne peux m'empêcher de penser à mon grand-père en cette fin d'année.
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Yuan Mei 袁枚
"La veille du Nouvel An".
Tr. Cheng Wing Fun et Hervé Collet.
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