Journal de janvier

 



Lundi 3 janvier 2022



Rentrée de janvier. J'ai très peu dormi. Encore oublié mon sac à main à l'appartement. Pas d'argent, pas de clefs, et aucun cours de prêt. Un lundi ordinaire.

Les fêtes sont passées, et avec elles leurs interrogations sur le sens de leurs rituels, d'un point de vue païen : ni bonne nouvelle, ni promesse, ni recueillement à mes yeux dans ces célébrations du solstice d'hiver. Pourtant, c'est au moment où je crois ne plus croire que je me découvre le moins athée. Comme si, dès lors que je pensais en avoir fini avec la croyance, je me trouvais confrontée à l'impossibilité de vivre sans elle. C'est curieux, mais rassurant de ne savoir s'accommoder du mystère. J'ai besoin de doutes et de vacillements, et ne pourrais choisir ni la solution de facilité d'une institution religieuse, ni celle de l'athéisme. Une forme d'anticléricalisme sceptique.






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La difficulté d'appartenir, la crainte de la réduction, les réticences face aux institutions, tout cela procède du même désir d'expansion, semblable à un arbre qui étendrait ses branches toujours plus loin, enfoncerait ses racines toujours plus profondément dans le sol. La Fontaine a dépeint l'orgueil à travers l'image du chêne qui croit se jouer des limites. Il y a une arrogance à défier les contours de notre condition. Comme j'apprécie, cependant, cette démesure.




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Quand j'étais enfant, la chanson "Savoir aimer", chantée par Florent Pagny, tournait en boucle à la radio. J'ai oublié les paroles, mais le titre m'intrigue toujours. Est-ce qu'on peut savoir aimer ? Au Moyen Âge, il existait un idéal qui était aussi un guide pour les apprentis amants, ce qu'on a plus tard nommé la fin'amor : servir sa dame, se montrer courtois, ne pas se départir d'une certaine pudeur ... De telles règles de conduite suggéraient une éducation des affects, un raffinement des relations. Je désirerais à mon tour être disciple d'Amour. Qu'il m'enseigne l'horlogerie des battements du cœur, l'orfèvrerie de la patience, les rouages et les extases.

Je désirerais - et de mon désir apprendre.




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Mercredi 5 janvier 



Très fatiguée, trois jours après la reprise. Petites nuits, interminables corrections de copies.

J'ai visité cet après-midi la basilique Saint-Denis, où l'un de mes oncles a été baptisé. L'édifice a souffert, y compris des restaurations du XIXe, et pourtant il y règne une atmosphère apaisée. Peu de touristes en journée dans la crypte romane, et là où de nobles gisants ont été rassemblés. Je me suis dit en flânant dans la douce lumière hivernale que le lieu était effectivement propice au repos. J'aurais bien piqué un somme.

L'inquiétude de certains visages, le réalisme de la souffrance ; le doute sous l'espérance de la vie éternelle. Chut, se contenter de passer nonchalamment entre les pierres.




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Gisant de Léon V de Lusignan (XIVe s.).





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6 janvier 



7h30, une étudiante faisait la manche devant l'entrée du RER : "J'ai de quoi me loger, mais pas de quoi manger".

18h, une mère hurlait sur un petit enfant : "Tu veux que je t'éclate la tête contre le mur, espèce de malade ?".

Et dans cet intervalle, les classes presque vides ; l'adolescent isolé près d'une fenêtre ouverte pour ne pas contaminer sa mère immunodéprimée.




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7 janvier 



Dans le 14e. Mes yeux accoutumés des années à ce quartier découvraient des détails pour la première fois : une petite boutique tapie dans un angle, un fleuriste outrageusement cher, un alignement de cafés. J'ai l'impression d'y avoir autrefois vécu de nuit, et d'avoir adapté mon regard selon la lumière crue du jour : avec une pointe de déception. Ses grandes avenues bourgeoises me sont apparues glaciales. Je ne saisis plus ce que mon imagination avait intercalé entre cette partie de la ville et moi, et cela me rend triste, comme toutes les passions éventées. Mes souvenirs restent plus beaux que ce que j'observe, feuilles dorées s'élevant devant les phares d'un bus, odeur de frangipane dans les parages des boulangeries, bouquet de fleurs blanches déposé devant la maison d'Agnès Varda, le lendemain de sa mort.





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Mardi 11 janvier 



De bonne humeur. J'ai flâné tout l'après-midi rue Vieille-du-Temple, dont j'ignorais qu'elle était poursuivie par la rue des Filles du Calvaire, jusqu'au Cirque d'hiver. Un degré celsius seulement, mais un soleil radieux. Mes toutes nouvelles bottes aux pieds pour me tenir bien chaud. Deux pièces du puzzle parisien se sont encore complétées grâce à la marche, qui a le pouvoir de résoudre ces énigmes géographiques. Les couronnes de Noël et du Nouvel An avaient été décrochées, posées près des poubelles. À République, j'ai fait quelques boutiques de fripes où l'on vend des habits de luxe. J'ai essayé de grands manteaux en cachemire et vison, sans intention de les acheter. Impression de me déguiser comme une actrice de cinéma, et de rebrousser chemin à travers le temps, vers une époque où je n'existais pas. Il y a trop de personnages en moi, y compris anachroniques.




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Mercredi 12 janvier 



Matin.


Discussion avec le boucher. "Si je parlais une autre langue que le français et l'argot de mon métier, je partirais direct. J'irais m'installer au soleil. Les Ricains, ils font ça, ils n'hésitent pas quand ils s'ennuient quelque part. Je n'aime pas vivre en Région parisienne, métro, boulot, dodo. J'y suis depuis 2017, et pas possible de m'habituer. Les gens d'ici vous fréquentent seulement pour ce que vous pouvez leur apporter. Est-ce que ça va me profiter de voir un tel ou un tel ... ? On a une conception utilitariste des relations humaines. Moi, je ne veux pas du profit, je veux du partage. Peut-être que je suis un peu fou. Ou peut-être que c'est notre société qui est folle ... J'ai juste un espoir : que les gens ne soient pas fous partout".




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soir.


Ces mots qui deviennent beaux par la grâce d'un changement d'orthographe ; beaux non à l'oreille, mais à l'œil. Traîne, thrène.




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Je lis un recueil d'Alexandre Blok qui sent encore l'odeur de l'hiver où j'ai découvert les poésies russes et tchèques. Akhmatova, Mandelstam, Skácel, Blok, et quelques mois plus tard, Tsvetaïeva. Une odeur épicée. J'avais vingt-et-un ans.

C'est aussi l'époque où je regardais un grand nombre de vidéos du Bolshoï et du Mariinsky, moi qui n'étais presque jamais allée au ballet. L'époque où j'écoutais des pianistes oubliés. Curieuse année muette, dont j'ai laissé peu de traces. À l'été, je me suis mise à écrire.




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Jeudi 13 janvier 



"De l'excès de la gaieté, je suis tombé en celui de la sévérité : plus fâcheux. Parquoi je me laisse à cette heure aller un peu à la débauche, par dessein : et emploie quelquefois l'âme à des pensements folâtres et jeunes, où elle se séjourne" (Essais, chap. V, livre III).





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Toujours éblouie et touchée par le Livre III des Essais de Montaigne. Quelque chose me frappe plus qu'avant : sa gaieté impertinente, mais aussi consolatrice.




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Vendredi 14 janvier



Des égoutiers sont descendus dans une bouche juste à côté de la terrasse où j'étais attablée. Je les ai vus disparaître, et l'écho de leur voix a fini par s'émousser. Les reflets dans la boue en contrebas se sont figés, ils ont dû parcourir quelques mètres sous la terre. Je ne sais ce qu'ils cherchaient. Quand ils sont remontés, il m'ont payé un café.




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Je commence à mesurer de quelle ingéniosité il faut faire preuve pour être désinvolte. Ce n'est pas donné à tout le monde, surtout quand la fatigue et le travail nous pèsent, quand nous manque l'oisiveté. La légèreté s'obtient par ruse.




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Après avoir subi en terrasse la conversation de deux acteurs fort diserts sur les kilos en trop et le vieillissement de leurs collègues, je suis allée à une séance de récitation de poésies à l'occasion de la publication d'un recueil. Je n'en ai pas entendu grand chose : le premier texte fini, je suis sortie me saouler au crémant. Je me sens profondément hors-circuit, ainsi qu'un poney qui se serait trompé d'obstacles. J'endosse tous les costumes, et aucun en particulier ; même celui d'artiste me gêne aux entournures. Mais est-il un costume d'artiste qui soit parfaitement ajusté ? 




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Mardi 18 janvier 



"Ma petite est comme l'eau, elle est comme l'eau vive
Elle court comme un ruisseau, que les enfants poursuivent
Courez, courez vite si vous le pouvez
Jamais, jamais vous ne la rattraperez"

Quand j'étais petite fille, j’entendais chanter ces paroles de Guy Béart comme une comptine. On s'arrêtait à l'avant-dernière strophe, oblitérant la fin de l'histoire, le mariage. Je ne cesse depuis lors de me comparer à cette eau fuyante, et redoute les barrages qui détournent les courants, les sources taries, arrachées certes, mais à qui ? On ne m’a pas vouée à être épouse. Fille de joie, plutôt.

Dans mon imaginaire se mêlent ces chansons de rivière, et des scènes bien plus anciennes où les femmes sont présentées en trophées ou butins de guerre. Saisies, possédées, exhibées. Le couple d'aujourd'hui aussi bien que d'hier m'apparaît dans cette violence. Pieds et poings liés, à l'homme qui m'a ravie. Un simple objet de rapine et d'orgueil.

Je ne me livrerai pas toute, corps, et temps, et œuvre. Si je me défends farouchement, je ne sais contre quoi, et si je me résigne, je ne sais guère davantage à quoi. Dans le duel qui subsiste, l'ennemi qui me fait face ne possède plus de visage, plus de mains, si ce n'est les miennes. Je me serre dans les bras et valse avec moi-même.





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Mercredi 19 janvier 



Le tout petit, l'éclat de noisette qui craque sous la dent. Et le très grand, la grue en mouvement dans le ciel blanc. Le tout petit et le très grand, et mon écriture qui tente de prendre les mesures pour ajuster les proportions. La faille, oust, le réalisme, rien ne reste dans son lit, les fleuves comme les choses sont en crue, et moi aussi, nous débordons.




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Jeudi 20 janvier



Ce matin, à l'aube, sur le chemin du travail, j'ai croisé un renard. Il allait tranquillement à travers champs, dans la lumière dorée. Nous étions assez proches, mais il m'a ignorée, vaquant sans doute à quelque occupation sérieuse, comme débusquer un lièvre ou une souris.




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Musée Cernuschi cet après-midi, pour l'exposition "Peintres hors du monde, moines et lettrés des dynasties Ming et Qing" (collection Chih Lo Lou du musée d'art de Hong-Kong). Je suis une lectrice assidue de poésie chinoise, et collectionne les recueils mêlant savamment calligraphie, traduction et dessin. Ces connaissances m'ont néanmoins parues insuffisantes face à des œuvres indéchiffrables, dont les poèmes n'étaient pas toujours retranscrits en français. La balade restait malgré tout jolie, et faisait étonnamment écho à ma relecture de Montaigne : d'anciens administrateurs retirés de la vie politique, n'aspirant à rien d'autre qu'à une sorte de récréation, oisive, fantasque, érudite. À l'arrière-fond de cette recherche d'une joie paisible, la mélancolie et l'inquiétude de temps troublés.

Dans la collection permanente, j'ai revu l'un des objets qui me fascinent le plus au monde, "La Tigresse", un vase pour alcool (ou you) datant de la période Shang. Une vénérable bête fauve de 3200 ans à peu près. Elle serre entre ses pattes un être humain (pour le manger ? Le protéger ?) . C'est une créature monde, à elle seule un bestiaire réel et imaginaire, avec sa queue d'éléphant, ses griffes de reptile et ses oreilles de félin, sans oublier le capridé qui se tient sur son crâne et ses motifs de dragons. Ses flancs semblent grouiller de vies possibles, prêtes à prendre forme sous un aspect inattendu, aussi monstrueux que le sien. Gardienne de rites anciens qui n'ont pas livré leurs mystères, elle renvoie une impression de force surnaturelle, dont on ne saurait dire si elle inquiète ou rassure.





"La Tigresse". Hunan, période Shang, XIe siècle av. J.-C. 

Devant les œuvres chinoises, je crains de manquer de références autant que d'un œil habitué à un art si étranger. Je n'ignore pas la tentation de la projection européenne, de l'interprétation décalée. Et cependant, ce risque ajoute au plaisir de la découverte. Ma sensibilité et mon esprit créent des brèches et des passages. Au sein de cet entre-deux, où je me garde aussi du refus de comprendre, je m'aventure avec prudence et curiosité, je voyage.




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Vendredi 21 janvier



J'aime les vieilles pierres et les vestiges antiques. Je suis émue par ce qui est plus ou moins lourdement altéré par le temps. Ici entre en jeu un aspect moral : je suis saisie par la vulnérabilité humaine, vulnérabilité néanmoins démentie par la survivance de ces témoignages mêmes, aussi abîmés soient-ils, incomplets, mutilés, recomposés. Dans les musées, les objets fracassés, sous couvert d'ancienneté, acquièrent une légitimité. Ils deviennent montrables, malgré la perte de leur beauté, de leur fonction originelle. Brisés, mais exposés ainsi que des reliques, ils symbolisent la revanche du quotidien, du suranné et de l'inutile, que méprisent nos sociétés.




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Je remonte la rue des Dames et quelque chose me tracasse. Je n'ai pas dit l'essentiel sur les objets anciens.

J'erre d'un pas nerveux dans le quartier de la place de Clichy. C'est là que j'ai vu l'un de mes violeurs pour la dernière fois. Et tout me revient : les mois qui ont suivi une période d'agressions et de harcèlements sexuels, où j'étais incapable d'écrire. Quand j'ai repris mon journal, je me suis mise à ressasser une image obsédante. J'étais un bibelot qui avait perdu sa valeur, tant esthétique que pratique. Un déchet, en plus noble. 

Un homme sur les réseaux sociaux a récemment déclaré que jamais personne ne voudrait d'une femme qui avait été abusée. Il faudrait rester intactes pour être désirables, intactes au sens où nul ne nous aurait heurtées (la virginité étant moins prisée de nos jours ; en tous cas, il faut l'espérer). L'image du bibelot m'est revenue en mémoire. Les consciences ont gardé la trace du déshonneur que représentait autrefois le viol pour les victimes, considérées comme souillées ; c'est ce qu'exprime encore une relégation qui objectifie et dégrade. 

Néanmoins, au lieu d'éprouver de la honte et du dégoût, j'ai acquis une sympathie intuitive pour celles et ceux qui se trouvent violemment marginalisés, ainsi qu'un regard pour leur existence singulière. Voilà ce que je projette malgré moi sur les symboles de notre intégrité brisée. Notre histoire, je la vois à l'œuvre partout, elle ne cesse de se répéter, mais il n'y a pas de lieux qui en rendent réellement compte ; hormis les broquantes, les musées, et la littérature parfois.




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C’est étrange d’habiter le corps de quelqu’un qui a été destiné à satisfaire le désir d’autrui. Comment a-t-on pu lui dénier son humanité ? Me dénier mon humanité. 





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Lundi 24 janvier 



J'ai eu, petite fille, une brève période mystique. Je me suis mise à prier Marie. Dans une brocante près du domicile familial, on apercevait en vitrine, dans un bric-à-brac d'objets épars, une statuette de Vierge à l'enfant. Je croyais qu'elle me protégerait, et comme elle ne coûtait rien, j'ai dépensé un peu de mon argent de poche pour la poser sur ma table de chevet. Un jour, à l'adolescence, en faisant le ménage, je l'ai fait tomber par accident. Elle s'est brisée en morceaux que j'ai rassemblés tant bien que mal, et réunis à l'endroit où la statuette s'était tenue. Sans doute avaient-ils conservé leur pouvoir, même si à cette époque, j'étais devenue athée (la superstition était semble-t-il plus tenace que la foi). Ou alors, mon attachement pour ma vierge restait entier en dépit de cette mésaventure. Quoiqu'il en soit, les fragments sont encore à leur place, je ne les ai pas jetés.




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Les cours où j'apprends la langue française à celles et ceux qui ne la parlent pas, ou F.L.E. (Français Langue Étrangère), je fais du mime, de la danse, des dessins. La langue vient par ce qui n'est pas elle, à côté. Il règne une atmosphère sérieuse, les fronts se plissent, concentrés, devant ce qui me semble, à moi, des pitreries. Je n'ai pas été formée à donner ces leçons, je ne sais comment m'y prendre, même après plus d'une année d'exercice. Les élèves l'ignorent sans doute, mais les chorégraphies que j’esquisse en classe sont l'effet de mon inexpérience. Sur les feuilles, je vois leurs crayons les transcrire patiemment, par croquis, accompagnés de leurs propres mots.

Nous échangeons entre nous : "Je viens du Mali, tu viens de Paris, elle vient de Syrie ...". Des phrases semblables à des formules magiques, qu'on entonne presque. Des conjugaisons psalmodiées.

Quand arrivent les choses sérieuses, demander où les élèves dorment, si du moins ils ont un toit, je dégaine google translate, et la voix automatique pose les questions pour moi, d'un débit saccadé, sans émotions. Je ne peux pas leur porter secours. Je suis là pour les rituels initiatiques, pour les frontières qu'ils doivent encore traverser, faites de verbes et d'adjectifs, de je-tu-il-elle ; et je ne leur dis pas que ces frontières sont infinies, qu'une langue est pleine de tranchées qu'il faut sauter comme on peut. Je conseille de temps en temps des numéros de téléphone, centres d'aide, SAMU. 

Je ne sais pas s'ils appelleront. Ils ne me donnent pas de nouvelles. Mais au cours d'après, ils reviennent toujours à l'heure.




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Mardi 25 janvier



Autant je comprends l'absence de vocation pour la parentalité, ou l'embarras ressenti en compagnie des tout-petits, autant le discours sur les bébés comme nuisances puantes et ineptes m'a toujours mise très mal à l'aise pour ce qu'il révèle d'un certain regard sur l'humain. Je pense qu'au fond, les gens essayent de contrer certains discours natalistes, ou d'exprimer une gêne, voire une angoisse, ce qui se conçoit très bien. Mais cela s'apparente à un dénigrement profond pour les êtres dépendants auquel manque le langage.

J'imagine que la petite enfance dans son ensemble est dédaignée parce qu'encore considérée comme un truc de bonnes femmes, c'est-à-dire subalterne. Un vrai adulte intelligent ne perd pas son temps à "ça". Les mentalités ont beau évoluer, des hiérarchies tacites demeurent, dont pâtit notre rapport aux plus fragiles. 





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Jeudi 27 janvier 



In Memory of Memory de Maria Stepanova (traduction de Sasha Dugdale), Étienne Daho, Don't Look Now de Nicolas Roeg, les poèmes d'Emily Jane Brontë.




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Laver, réparer, ranger. Entretenir pour ne pas devenir étrangère en son foyer. De fait, l'espace reprend vite ses droits, si bien qu'il évolue à nos côtés davantage qu'il ne se plie à notre volonté. Il déclare son indépendance. On ne l'habite plus vraiment.

J'arrange mon appartement en guettant la saison ; j'accorde comme je peux l'intérieur et l'extérieur. Je ne sais si je reconquiers, mais je tente de réconcilier. 

Je prends soin des plantes, dont je garnis les rebords des fenêtres. J'empile les tapis en hiver. Je me love dans un lieu ouvert sur ce qui le contient. C'est ma manière de m'inscrire dans la ville.




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Samedi 29 janvier



Quand j’étais à l’école primaire, je revenais seule par le chemin qui menait jusque chez mes parents. Les commerçants me surveillaient à travers les vitrines pour s'assurer qu'il ne m'arrivât rien de fâcheux. 

Parmi eux, M. L. et sa fille, qui tiennent encore le bric à brac où j'ai un jour acheté ma Vierge à l'enfant. Une famille qui avait été particulièrement affectée par la rumeur d'Orléans (selon laquelle des jeunes femmes étaient enlevées dans des cabines d'essayage), partie de la boutique de vêtements des parents de M. L.. J'ai grandi dans l'ancien quartier juif. Les commerçants les plus vieux avaient vécu de plein fouet l'antisémitisme, durant la Seconde Guerre Mondiale et au-delà, victimes d'exactions, de déportations, de suspicions. Certains n'avaient d'ailleurs jamais récupéré leurs biens confisqués. La maison en face du cabinet du médecin était restée des décennies sans propriétaires, au cas où des cousins, des neveux en demanderaient l'héritage. Elle avait appartenu à des gens morts en camp. Personne ne l'a réclamée. De saison en saison, elle est tombée en ruines. L'État a fini par la reprendre et la restaurer, sans changer ses volets, qui ont simplement été repeints.




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Derrière la vitrine du magasin d'antiquités, parmi les bibelots, la fille de M. L. pose toujours une jacinthe.




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J'ai refait un malaise en classe en hier. Douleur, vertige, et intense fatigue. Je ne comprends pas les sursauts de la maladie, mais peu à peu, je sais les anticiper par intuition. Je me suis reposée avant-hier parce que je me doutais qu'un malaise surviendrait. Le problème, c'est que malgré mon jour chômé, il est tout de même survenu.





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J’écris pour qu’on reconnaisse mon humanité.





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Dimanche 30 janvier



Ma vie sans sexe n'est ni triste, ni pauvre. Je ne me sens pas diminuée. La place qu'il a désertée, la sensualité l'occupe : la nourriture, la danse, les parfums, le contact des habits, de l'eau, des draps. Mon corps est incroyablement beau, parce que je le reconnais tel, parce qu'il est inventif en matière de plaisir, et parce qu'il sait conjurer la violence par la joie. Surplus de tendresse face à la douleur d'être niée.

On m'a reproché de parler de cette absence de désir, ou de ne pas en parler. On m'a garanti que cela passerait si je faisais un effort. 

Mais c'est à moi d'imaginer comment jouir à nouveau, que cela implique ou non des relations sexuelles. Comment se sentir doucement et pleinement envahie par le monde, être en soi et hors de soi, épanouie. Si cela implique un pas de côté par rapport à la norme, à qui devrais-je rendre des comptes ? Cette joie retrouvée m'appartient.




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Lundi 31 janvier 



Le vent a fait tomber le pot de mes jacinthes blanches, qui s'est brisé contre le toit incliné sous ma fenêtre. J'ai récupéré les fleurs, et les ai rempotées, avant d'en couper quelques pétales fanés. Ils embaument désormais l'une des soucoupes japonaises que des amis m'ont offertes. Le parfum survit aux brisures, aux bourrasques mauvaises, aux flétrissures. Et s'il est éphémère, il peut du moins, le temps d'un enivrement passager, faire oublier dans sa splendeur ce qui s'est abîmé.




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Commentaires

  1. J'adore... tous vos mots.
    Mais lentement. Je me suis retourné sur eux comme dans la rue, l'attention attirée par la lumière. On s'est relu par curiosité, l'entrain mou, vaguement. J'y suis revenu, puis encore, et de nouveau.
    Et voilà que j'adore vos phrases à présent. C'est du joli!
    Non: c'est du beau...

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