Irenka









Son prénom, elle l'a toujours mal porté.

"Irena" εἰρήνη signifie, en grec ancien, "la paix".

Elle est née en temps de guerre, en 1917, dans ce qui était encore l'Empire d'Autrice-Hongrie.

Son deuxième prénom, Reizel, est celui d'un personnage de la Genèse.

Elle affirmait être insensible aux questions religieuses.

Irena comme Reizel la couvrent néanmoins d'une aura antique, mi-déesse mi-matriarche.

Petite fille, elle était si réservée qu'elle passait ses journées à rêver, sans chercher à communiquer avec quiconque.

Adulte, elle n'aimait pas raconter son enfance.






*





Elle avait, de ses premières années, gardé une mémoire précise, 

même si elle se plaignait parfois que ses souvenirs aient gravité

autour d'un centre obscur, qui absorbait ses pensées.

C'était cela qui lui était revenu quand elle était devenue mère.

Non les manières de ses aïeules, mais l'éclipse, le manque.






*






Avait-elle été heureuse ou malheureuse ?

Son enfance, elle n'y était pas.

Elle n'aurait su la décrire, ni cerner

ses sentiments, surtout pas en recourant 

à cette alternative, malheureuse,

heureuse. Elle s'était absentée. 

Elle se demandait même parfois

ce qui s'était passé.






*






Elle ne savait pas pourquoi les histoires d’enfances idéales

lui échappaient, comme si lui manquaient les lunettes pour en cerner les contours, la grâce inaccessible. Elle tentait de les lire,

mais cela ne l’intéressait guère, ce qu’elle imputait aux aventures 

champêtres qui étaient souvent le lot de ces enfants enjoués,

bonheur qu’une petite fille des villes ne pouvait pas connaître.

Mais toutes les rêveries bucoliques n’étaient pas si gaies,

et lui arrivait d’en apprécier de fort tristes. Dans l’une d’elles,

Babička de Božena Němcová, la jeune Viktorka quittait son village

pour vivre en ermite ou en enfant sauvage là où les folles

s’exilent, c’est-à-dire dans la forêt. Elle chantait des berceuses 

à des nourrissons absents, et guidait vers l’au-delà 

ceux qui peinaient à mourir, en leur glissant une pivoine

entre les doigts. Un autre livre, Nehody malé Żofie,

Les malheurs de Sophie, était traduit du français.

C’était une édition du début du siècle, à la couverture brunissante. 

Hřaběnka de Segur, Sophie de Rostopchine, dépeignait 

dans des vignettes d’une cruauté certaine, l’enfance d’une fillette 

qui portait son prénom. Tout commençait par une poupée, 

représentée d’ailleurs sur la couverture défraîchie.

Elle perdait ses yeux, aveuglée par le soleil, puis ses cheveux, puis

un bras, et enfin ses deux jambes. Une chute d’un arbre

achevait de la défigurer : et c’était tout son visage qui éclatait 

en morceaux. Sophie ne pleurait pas sur la dépouille de sa poupée.

Irena, elle, sanglotait quand elle lisait ce chapitre.






*






Elle n’avait que tardivement vécu,

disait-elle, sans expliquer 

ce qu’elle entendait par-là. 

« J’ai passé de tant de temps 

à observer, imiter les vivants ».






*






Sa famille habitait un appartement moderne

près de la place Lobkowicz,

qui devait changer d’aspect avec la construction

d’une école fonctionnaliste en 1936.

Sous le patronage des Saints protecteurs 

contre les épidémies de peste, 

le quartier comprenait aussi un grand cimetière,

nommé d’après le village qui correspondait jadis 

à cette partie de Prague.

Irena s’y promenait la nuit

dès le plus jeune âge, sans crainte des rôdeurs,

cherchant dans le bourdonnement 

d’une ville jamais tout à fait assoupie

le ravissement en soi comme forme de l’oubli.






*






Elle prenait le tramway seule. Les allers-retours

sur les lignes ne duraient qu’un instant

quand ses pensées affleuraient à la surface.

Le cahotement des machines ne la perturbait pas,

ni le défilé des lumières, ni le chahut de la ville.

Irenka se laissait porter, tant qu’elle s’oubliait,

tant que ses yeux ressemblaient à une vitre,

pure transparence sans profondeur.







*






Calme et avisée comme la reine Libuše

sous les tilleuls de la cour de l’école,

Irenka parlait aux autres enfants 

à la manière des adultes, disaient 

avec admiration certains parents d’élèves.

Quoiqu’elle ne se traduisît aucunement 

en termes de prouesses scolaires,

cette maturité était aussi prodigieuse 

que les rameaux de noisetier

qui fleurissent en automne,

sagesse hors de saison (Irenka devait rester 

une femme hors de son âge).

Ses camarades attentifs l’écoutaient

en cercle raconter des histoires,

de fées et de forêts, de lacs ensorcelés,

avec la nostalgie de ce qui n'adviendra pas.

Dans la forêt, il est une sorcière,

qui marie princesses et paysannes,

mais ne se mariera jamais.






*






À l’école de la jeune Tchécoslovaquie,

elle fut une élève discrète et rêveuse,

ni cancre, ni tête de classe, une bonne élève 

ordinaire, qu’on vilipendait uniquement 

pour son étourderie. À 11 ans, elle poursuivit 

en école professionnelle.

Elle aimait les lieux dédiés à l’étude,

les rituels scandés par les maîtres successifs,

les règles de vie en commun,

les méthodes d’apprentissage,

ce système de normes tacites ou rappelées 

sans cesse, qui donnaient ordre et sens

à ce qui, autrement, serait resté informe,

ses années d’adolescence.






*






Dans une couloir de l’appartement familial,

Irenka posait sur une photographie 

dans une robe courte, les jambes écartées,

une perruque blonde sur sa tête.

Neuf, dix ans. Des chaussures à talons 

trop grandes pour ses pieds d’enfant.






*






Parfois elle ressentait dans le creux du ventre une douleur,

elle se sentait nauséeuse, et la famille en plaisantait,

« Enceinte à douze ans, déjà faite pour la rue ».

Un malaise indéfinissable, qu’elle aurait voulu vomir ; 

et c’est ce qu’elle faisait en cachette :

dans la propriété que possédaient ses oncles,

elle crachait au fond du jardin les grands repas de famille,

et s’allongeait dans l’herbe en attendant que se dissipent

les derniers accords des fêtes.






*






Plus jeune, elle n'était pas avare de critiques envers les femmes, 

en recourant aux lieux communs qu'on dirait misogynes (cancanières, coquettes, capricieuses, imprévisibles ...).

Les femmes maternantes et douces, elle les appelait "les vaches".

Elle préférait nettement la compagnie des hommes, et il est même possible qu'elle ait regretté son sexe.

Elle disait qu'elle imitait en cela le discours de certains proches,

mais qu'il s'y mêlait également la peur d'enfanter à son tour, la honte même d'y songer.






*






Il lui eût fallu un repère ; occuper 

une place distincte au sein des générations.

Alors, peut-être, n'eût-elle pas ressenti 

ce malaise qui devait persister toute sa vie.






*






Le Sokol, le mouvement des « faucons »,

qui s’adressait aux femmes

aussi bien qu’aux hommes, suscitait

chez elle une vive curiosité. Les clubs 

s’étaient répandus dans tout le pays. 

Les slety, de grands rassemblements sportifs,

lui faisaient fantasmer d’autres fêtes 

de famille que celles qu’elle connaissait,

autour d’idéaux de solidarité,

d’égalité, d’ardeur et de persévérance.

Son père s’y opposait. Il n’appréciait guère 

que les filles eussent des corps de gymnastes. 






*






Les pyramides humaines du Sokol

ressemblaient aux lettres d’un alphabet,

à des caractères orientaux. Doigts 

contre doigts, se soutenant les uns

les autres, formant ensemble un chiffre.

Cela l’effrayait et la fascinait 

à la fois, cette harmonie, 

l’arrogante santé collective.






*






Toutes les photographies de sa jeunesse ont disparu.

Elle disait que cela valait mieux.

Elle ne voulait pas se souvenir de son visage.






*






Dans sa famille, on vantait la beauté 

de ses jambes, dès l’enfance, puis

dès l’adolescence, ses fesses. Ses seins,

on s’en moquait, ils étaient trop petits.

Irenka en était secrètement mortifiée.

Elle s’attacha, toute sa vie durant,

à porter d’amples vêtements

sous lesquels disparaître.

Certaines périodes, elle s’affamait.






*






Elle avait de la sympathie pour l'adolescente qu'elle avait été.

Une jeune fille butée, selon son entourage.

Un mot lui venait en tchèque : « zamlklá »,

« taciturne ». Non qu'elle ait été rebelle, mais son attitude exprimait une réticence,

une indocilité foncière qui venaient démentir une obéissance de façade.

De ce point de vue, elle avait peu changé.

À sa manière de se mettre en retrait, on percevait encore,

bien plus tard, ce refus.






*






Elle qui se méfiait des mots, 

elle se retrouva employée dans une imprimerie.

Sa mission était de concevoir 

papiers et caractères dans des ouvrages de qualité.

Elle ressentait ce besoin d’une création silencieuse,

aimait la part matérielle de la littérature.

C'est ainsi qu'elle acquit une petite réputation

comme ouvrière spécialisée.






*






Pourquoi avait-elle travaillé, si jeune, dans une usine,

elle qui venait d'un milieu aisé ? 

Elle évoquait la crise qui frappait sa famille,

une certaine déchéance sociale, quoiqu’elle fût atténuée

par le petit patrimoine qu'elle possédait par ailleurs.

Mais surtout, nul n'aurait pu l'empêcher de concevoir de ses mains, 

de rendre le langage à la réalité tangible,

dans les exhalaisons de produits chimiques, au milieu des machines.

Il n’y avait en principe rien de romantique,

pour une femme, à se glisser entre elles,

d'égal à égal, les membres douloureux, les doigts recouverts d'encre ;

c'était néanmoins là son choix,

et le seul possible, elle en était persuadée.






*






Quand les cloches sonnaient,

les matins de semaine,

elles sonnaient pour elles seules.

D’Irenka, elles ne tiraient

qu’un sursaut. Comme isolé

en un sourd bruit de bronze,

leur bourdon enveloppé de brume.

Dans les tramways de Prague,

les nez restaient plongés

vers d’inquiétants journaux.






*






J’aimerais parfois ressentir de la haine,

mais elle ne m’est pas accessible.

La colère davantage, quoique

trop rarement. On m’a coupé la langue

de la haine, la langue de la douleur,

la langue de la colère. Je ne sais 

que serrer les poings 

de terreur.






*





Un dénommé Ilja Krupka entra dans la vie d'Irena 

autour de l'hiver 1937. Leur rencontre était-elle fortuite, 

ou avait-elle été arrangée par leurs deux familles ?

Irena ne disait rien de ses sentiments pour lui, 

seulement que sa grand-mère était soulagée 

qu’elle eût une liaison officielle,

comme si cela devait protéger la réputation du clan

des soupçonneux regards qu’on porte sur les célibataires.







*






Ilja aimait tout ce qu'Irena redoutait : 

les relations sociales, les paroles et les grands sentiments.

Il prêtait plus attention au contenu des livres qu'à leur apparence,

et la désinvolture avec laquelle il traitait ces objets irritait Irena.

Il respectait pourtant son métier d'ouvrière, 

comme l’ensemble de sa personne, malgré quelques tromperies.

Elle n’accepta de l’épouser qu’à la deuxième demande.

Les Nazis avaient déjà envahi la Tchécoslovaquie.





*






On dispose de très peu d'informations sur le jeune couple. 

Eurent-ils des moments de bonheur, malgré la peur, 

les déplacements, la guerre ? Quoi qu'il en fût,

ils ne purent goûter longtemps les joies d’un foyer sûr.

Ilja fut arrêté quelques mois après leur mariage, 

du fait de ses sympathies communistes, mais on le relâcha.

Il mourut à la fin de la guerre d’une balle perdue.

Irena, quant à elle, obtint par son travail de quitter le pays.






*






La famille d'Irena brûla tous ses papiers.

Le 15 mars 1939 et les jours qui suivirent, alors que les armées d'Hitler se répandaient

en Tchécoslovaquie, de nombreux foyers firent de même.

Une lourde odeur de cendres, s'échappant des maisons, enveloppait la ville de Prague.

Albums, documents et courrier flambèrent dans un poêle, de peur 

qu'ils fussent compromettants, ou bien par discrétion, par pudeur ou par honte,

afin que rien de personnel ne fût saisi.





*





Mon pays a la douceur d'un poing qui se referme sur la neige, la tendresse d'un craquement sourd et d'une blancheur qui disparaît, un matin de janvier quand les yeux s'usent de clarté, mon pays a la beauté des choses que l'on croyait saisir, et qui vous brûlent au creux des paumes.





*





Irena partit vers la Suisse en décembre 1939, avec l'espoir que son époux la rejoindrait.

En quelques mois, les Allemands avaient imposé leurs lois au pays,

chacun vivait le souffle court. Des histoires circulaient,

sur des enfants enlevés, des personnes arrêtées, des tortures, des dénonciations.

Quand le taxi l'avait emmenée vers la gare munie de ses papiers, 

elle avait fait un discret signe en direction d'Ilja.

Il avait dû répondre d'un geste de la main, mais la voiture ayant déjà 

amorcé un virage, elle ne put pas l'apercevoir.






*






Dans le domaine de l'imprimerie, les modèles suisses

devaient s'imposer après la guerre, la neutralité 

du pays ayant permis aux typographes ainsi qu'aux ingénieurs

de poursuivre leur travail, sans que leur style fût connoté

comme pouvait l'être la fraktur. Livres, journaux et affiches

jouaient sur les contrastes, la sobriété des lignes 

ou la fantaisie du dessin, l'intégration de photographies.

Irena découvrit toutes ces expérimentations, 

et l'importance du graphisme dans ces avancées techniques.

Elle reçut une forme d'éducation artistique

durant les sept années où elle était réfugiée

loin de ceux qui disparaissaient les uns après les autres.







*






En 1945, Irena était déjà veuve à 28 ans.

Revenue en Tchécoslovaquie, elle ne parvint pas à retrouver du travail dans l'imprimerie, et exerça plusieurs petits métiers dans l'industrie textile.

Mais ces tâches manuelles qui avaient assuré sa subsistance lui répugnaient désormais.

Irena rêvait de faire des études et de repartir à l'étranger.






*






Elle ne fréquenta aucune université, mais acheta un livre en français.

Elle n'en comprit pas une ligne.

Irena était parfaitement bilingue en allemand et en tchèque ;

le français, elle ne l'avait jamais appris.

Peut-être ne pouvait-elle se sauver tout à fait qu'en adoptant une autre langue,

se sauver de l'intime et de ce qui l'avait brisé.

C'est à cette même époque qu'elle développa un fort attrait pour la photographie.





*






Des traces, elle suivait des traces, traquant la bête,

l'événement. Elle s'attachait aux indices 

du passage d'un enfant farceur

et terrible. Son œil, lui, était caché

derrière les objectifs. Et après tout, de l'histoire,

la grande comme la petite,

n'était-elle pas restée, précisément, hors-champ ?







*






Dans un album j'ai réuni mes photos, les éclaboussures d'eau et le flou des branchages, des femmes et des hommes ternis par la guerre, statufiés par la peur, l'attente, la peine, dans leurs habits de toile raide, presque effacés déjà, peut-être ne voulais-je conserver que cela, les rivières et les arbres secoués par le brise, la grisaille lumineuse des matins sur les champs, tout ce qui, dans son cours, débordait, éclatait, quand les humains demeuraient immobiles.






*






Je pense qu'Irena aurait voulu photographier Ilja.

L'impossibilité de fixer la lumière de son visage venait en quelque sorte accréditer sa mort.

Irena photographiait les arbres, les rivières, les pelouses dans la frustration de ne pouvoir y déceler son époux.

Mais cette hypothèse, elle l'aurait sûrement rejetée d'un haussement d'épaule.






*






C'était comme si l'évènement n'avait jamais eu lieu : 

un simple effacement, ne laissant aucune trace tangible. 

Une mort enregistrée pourtant, inscrite sur des listes, 

mais sans corps. Rien qu'un nom l'attestait.  

Une fracture s'était faite dont l'origine lui échappait,

et qui toutefois envahissait, tentaculaire, sa propre vie.

Ne cesserait pas de s'étendre, de se creuser en elle,

impossible à abolir, ni à réduire, ni à combler.






*





Irena choisit la même œuvre en tchèque et en français.

Elle chercha des correspondances entre sa langue maternelle et le texte étranger,

puis compara. Les systèmes des temps ne se ressemblaient pas ; le français avait des ressources pour dire le passé

que ne possédait pas le tchèque, tandis que ce dernier 

exprimait sans équivalent l'inaccompli, l'inachevé.

Elle ne perdit pas courage.

En Suisse, il lui était arrivé d'échanger avec des individus dont la langue lui était opaque.

Irena n'avait plus peur de se confronter à l'inconnu.






*






Comme si la photographie rendait nécessaire 

de connaître le nom

des objets fixés sur l'image,

comme si le langage devait imiter le geste

d'appuyer sur le déclencheur,

Irena apprit le vocabulaire des plantes

et leur traduction en français,

dédoublant le monde

en deux idiomes conjoints.

Ainsi les herbes ont-elles leur revers d'argent,

les arbres d’ombre, mêlée d'autres ombres.

Viorne kalina, saxifrage lomikámen,

pulsatille koniklec, myosotis pomněnka.






*







Au vague, à l'ambigu, à l'incommensurable,

opposer noms et images.

À la maladie sans contours,

ni traits, ni origines que l'on pût distinguer

opposer des symptômes,

la machinerie des témoignages

et des taxonomies.






*






Elle voyait dans la photo

une manière de typographie

d'un morceau de réel.

Une traduction 

en lumière et en signes.






*






Dans la rue Martinska de Prague, une diseuse de bonne aventure attrapait souvent la main des passantes de son choix.

Elle devait agir discrètement pour qu'on ne la chassât pas.

Un matin, c'est Irena qu'elle repéra devant l'église, alors qu'elle ramenait des sacs de courses.

Irena n'était pas superstitieuse, mais par bonté, ou par un sentiment inavoué de solidarité, elle ne repoussa pas la vieille dame.

Tu as connu un grand malheur, ah, sans lire ta main je le sais.

Tu te remarieras pourtant, et tu auras des enfants.

Irena hocha la tête malgré son incrédulité,

et, comme un secret que l'on garde contre soi, elle retint ces paroles.






*






Vie cousue de fil blanc, fable de vie peut-être, me disais-je en voyant les insectes grimper sur la vitre, solidaire de leur sérieux, de leur fragilité, en équilibre dans l'entre-deux qui n'est ni ciel ni terre, à la merci de plus fort qu'eux, du vent ou de la pluie, je pensais : "ma souffrance est cet instant très pur, contemplatif et pur, dans la voix de Cassandre avant qu'elle ne se brise".





*





Irena se mit à éviter de monter sur les chaises ou de traverser les ponts.

Elle ressentait trop d'attirance pour le vide, comme si un poids menaçait de la faire basculer.

Les couteaux les plus tranchants restaient rangés dans le tiroir.

Le médecin lui demanda si elle souhaitait mourir.

Elle ne sut pas répondre.





*






Irena regrettait qu'on balayât les feuilles

et les pétales tombés sur le pavé des villes,

bien que cela fût prudent.

Elle aimait ce gâchis de couleurs

estompant un peu l'austérité des pierres,

et l'épanouissement à contre-temps

de certaines plantes coriaces.

Au bas de son immeuble,

la viorne en fleurs à la fin de l'hiver

embaumait l'air d'un parfum doucereux.

Elle tenta de la photographier.

Sur l'image, un involontaire effet de flou

donnait l'impression que la fragrance

était palpable, voile blanc

qui, tendrement, enveloppait l'arbre.

Mais elle luttait contre ce goût.

Il lui fallait toujours chercher la précision

comme une forme de salut.






*






Les premiers témoignages des déportés à Terezín 

furent publiés dans les trois ans 

qui suivirent le conflit mondial. Un mémorial

y fut inauguré le 6 mai 1947.

De cette forteresse, les Nazis s’étaient emparés,

pour en faire un ghetto et un camp.

Irena remarqua le nom du rabbin Richard Feder

et le titre de son livre, Židovská tragédie.

L’exemplaire non encore relié avait été posé 

sur le rebord d’une étagère,

dans une librairie qui avait appartenu 

à une famille juive. Un employé l’avait reprise.

Irena lut âprement quelques pages, 

et referma le témoignage qu’elle oublia sur une pile.






*






Elle ne craignait pas la chute, pád,

mais padání, l'action de chuter,

sans équivalent en français. La terreur

de traverser le vide, de se sentir tomber.

  






*






Le monde de l'imprimerie était en pleine évolution,

conséquence des débats divers sur la typographie,

ancienne ou moderne, épurée ou ornée,

de même que des progrès de la photocomposition,

qui remplaçait l'assemblage des caractères de plomb.

Durant ses années en Suisse, Irena s'était intéressée

au principe lithographique des machines Tipary,

et elle était frustrée que ne soit mis à profit

ce savoir balbutiant, fruit de ses observations.

Elle aurait souhaité s'engager au service des presses

dont les activités secrètes, durant les années de guerre,

avaient été indispensables à la Résistance tchèque.

Ainsi aurait-elle cru rompre avec une passivité

qui ne cessait de lui peser. Elle ne savait néanmoins 

vers qui elle pouvait se tourner, et sa honte d’avoir trahi

en partant à l’étranger la retenait de chercher.






*





La valise est prête : habits, nécessaire de toilette, appareil photo, livres et médicaments.

Un train emportera Irena vers Paris.

Elle s'efforce ne pas penser aux lieux qu'elle quitte pour de bon.

Deux tours de clefs, une volée de marches, une porte d'immeuble qui se referme lourdement,

le doucereux parfum de la viorne,

et puis son corps qui lui paraît flotter à travers l'espace.






*





Au début du printemps 1947, en s'éveillant dans un train à l'aube,

on voyait de sombres paysages constellés de fleurs blanches.

Irena regrettait que la vitre trouble du wagon

l'empêchât de prendre des photos.

Son regard se perdait dans ce monde sans couleur,

qui se déployait sur des kilomètres de plaines.

En surimpression, le reflet de son visage, creusé et ridé

comme s'il avait brusquement vieilli.





*





Quand il fit pleinement jour, Irena ferma le rideau de son compartiment, et se rendormit.

Les secousses du train s'intégraient aux scénarios agités que lui jouait sa psyché,

des songes qui oscillaient entre rêve et cauchemar, ambivalents et réversibles.

La machine cahotait de droite à gauche sur les voies mal réparées.

Irena se réveilla juste pour constater qu'elle était en France, enfin expatriée.





*





Depuis plusieurs nuits, je rêve d'une lumière dévorante, d'abord douce et festive, puis de plus en plus inquiétante, émoussant les silhouettes sous une épaisse blancheur. Ses nappes éblouissantes deviennent feu ravageur que nul ne peut arrêter. Cachés dans des caves, les survivants à ce fléau n'espèrent le calmer que par des sacrifices, et jettent dans les flammes leurs enfants en bas âge. À mes yeux, rien n’autorise de tels meurtres, pas même la peur du feu : l'injustice me serre le cœur plus que l'attente anxieuse de ma propre destruction, et pour échapper à ces scènes révulsantes, je vis recluse dans une maison déserte. Mais des visions me poursuivent, insistantes, terribles. Chaque nuit, ma passion pour la lumière se transforme en cauchemar, où m'apparaissent des visages qui se consument.





*





Irena ressemblait de plus en plus à Ilja, et ce jusque dans ses rêves.

Elle expliqua un jour l'avoir « incorporé », 

comme si elle avait volé son âme, si tant est qu'il en eût une.

Ainsi ne percevait-elle pas le monde selon ses seules valeurs, 

mais également d'après le regard supposé de son mari.

Ce dédoublement était parfois cause de débats

où elle osait affronter le jugement d'Ilja, 

sa pensée se déployant dans un tribunal intérieur.

Elle avait toujours fait cette expérience de vivre pour plusieurs,

et cette voix arrachée avait rejoint à son tour 

ce que d’un triste humour elle nommait « le cénacle ».






*






Arrivée en France, Irena dut à nouveau faire ses preuves dans l'industrie.

Bien trop qualifiée pour les emplois qu'elle occupait,

elle souffrait de découragement et d'ennui.

Elle qualifiait ce sentiment d'un mot : « ponížení », l'humiliation

de l'ouvrière accomplie qu'on avait jadis admirée.





*






Elle était installée sous les toits d'un immeuble

situé aux Batignolles, dans le Nord de Paris.

Son logement était exigu, mais elle s'en contentait.

Elle se promenait longuement par les rues, plongée 

dans ses pensées, la démarche un peu mécanique,

sourde au vacarme urbain. La géométrie du quartier,

ses voies perpendiculaires, répondaient à son besoin

d'une errance presque méthodique, de parcours

réitérés dans le cœur fourmillant de la ville.






*






D’autres qu’Irenka, on aurait dit qu’ils avaient tout perdu.

Mais, pour sa part, Irenka avait toujours eu le sentiment 

de ne rien posséder. Elle ne pouvait pas perdre 

ce qu’on ne lui avait pas donné. 

Le monde où elle avait grandi était en sursis,

et sa place dans ce monde était indécise et précaire,

et toute forme de transmission lui avait été refusée.

« Je n’ai emporté que la honte », disait-elle.






*






Depuis la petite enfance, elle faisait ce vœu

d'être étrangère. Elle faisait croire

à autrui qu’elle ne parlait ni le tchèque 

ni l’allemand, mais un idiome 

formé de syllabes aléatoires. À présent,

elle pensait souvent en français,

et c'était comme si cet exil

à l’intérieur du langage 

avait déjà été choisi quand elle était fillette.

« Plus de lignée, plus de patrie,

ni le lourd héritage des mots ».






*






La rue des Dames est très ancienne.

Autrefois un chemin,

elle menait à l’abbaye de sœurs

bénédictines située sur la Butte Montmartre.

Des rues portent le nom

de quelques-unes d’entre elles.

Irena se renseignait sur l’histoire du quartier.

Elle l’arpentait chaque jour, des Abbesses

à la Place de Clichy, avant de flâner 

au Square des Batignolles, où il lui prenait

parfois une sorte de fièvre.

Un beau jardin à l’anglaise, noyers,

saules, noisetiers, et un printemps 

brutal, éclatant de lumière tremblante.

Des petits enfants y passaient rêveurs 

dans les jupes de leurs nourrices.

Un voisin lui apprit que, dans plusieurs rues,

Beudant, La Condamine, Legendre,

et les Dames, des barricades avaient dressées

durant la Commune de Paris, les 21 et 22 mai

1871, afin de défendre l’accès à Montmartre.

Lors de la répresssion, les cadavres 

des Fédérés avait été jetés dans des fosses

et recouverts de chaux

au parc Monceau et sous le kiosque à musique 

du Square des Batignolles.






*





Le jardin à l’anglaise, la fièvre, les saules tortueux, dans les quartiers embourgeoisés non loin du Paris nocturne : l’ancienne Petite Pologne, « fameux repaire pour la pègre », de Saint-Lazare aux Batignolles, les cinémas, les grands cafés où l’on n’a jamais froid. La passerelle vers Montmartre, qui surplombe le cimetière. La patience des prostituées.





*






Rue des Dames des Batignolles,

une main au col, main usée, gantée.

L’usine électrique alimentant le quartier 

illumine un bouquet de police mistral

sous des couronnes de lumières.

Place de Clichy, la foule est dense, 

en cercle, comme glissent les menus

personnages que représentent

les peintres dans les scènes hivernales.

« Debout, les damnés de la terre », 

grésille le vinyle du voisin savetier.

« Je tiens à peine debout », songe Irène,

« et pourrais-je me joindre à ces voix

incertaines ; pourrais-je, d’un pas fier, 

venir grossir le rang des foules 

qui tournoient sur les places de la ville ».






*






Sur les terrasses couvertes des cafés,

on se sent en suspension 

entre la salle pleine de pénombre 

et la ville à ciel ouvert,

ni à l’intérieur, ni à l'extérieur. 

On peut apprécier cette situation

instable, ou au contraire

choisir de se trouver à un endroit

bien déterminé : pièce close,

voie de passage. Irena pour sa part

fréquentait peu ces lieux, et pourtant 

s’y reconnaissait, chaque fois 

qu’elle laissait glisser sur eux

son regard ; elle les évitait 

autant qu’elle les interrogeait,

de même que les salle d’attente 

ou autres antichambres,

errant sans cesse entre deux réalités,

dans des sortes de limbes,

vie ou mort entre parenthèses.






*






Les dimanches, elle prenait des trains de banlieue 

pour partir jusqu'aux confins de la région parisienne.

Drôle de touriste, se disait-elle, à rechercher 

non le pittoresque, et moins encore la beauté,

mais l'uniformité rassurante des lotissements

qui s'accordait à son exil, l'effacement du singulier 

par laquelle son pays, envahi, scindé, réuni,

ne cessait de se retirer, laissant un espace vide.

Avant même son départ, elle avait senti son reflux,

l'adieu du familier qui la laissait démunie.

Elle l'avait plusieurs fois perdu sous sa forme politique,

elle apprenait à le perdre à l'intérieur d'elle-même.






*






Irena flânait volontiers dans les librairies d’occasion,

où elle jetait un œil au style des vieux ouvrages.

« On doit veiller les enfants », 

écrivait Louis-Sébastien Mercier 

dans le chapitre « Enfants » de son Tableau de Paris,

qu’Irène feuilletait par hasard. 

« La brutalité de certains hommes 

s’exerce sur les petites filles ». 

Il connaissait un médecin qui soignait « du mal vénérien

plusieurs petites filles de trois, quatre, cinq à six ans ».

Rien n’avait changé deux siècles plus tard, songeait Irène,

soudain saisie d’une envie de somnoler,

un bourdonnement lointain dans les oreilles.






*






« Des années plus tard, je me suis aperçue 

que de ce temps-là, toutes les photographies 

constituaient des tombeaux. 

Les paysages, leur beauté sans majesté, 

leur insignifiance même, tout cela

était recouvert d’un seul crêpe argenté,

un seul masque de cendre ».






*






Ce Louis Henriot à la petite moustache l'exaspérait avec ses doux sourires.

Irena l'évitait franchement quand, l'air de rien,

il se mettait sur son chemin à la sortie de l'usine. Les mains enfoncées 

dans les poches, la mine renfrognée, elle regardait ses pieds avec application.

La première fois qu'ils engagèrent la conversation, elle eut les larmes aux yeux.

Son odeur et ses manières lui inspiraient du dégoût,

qui se fixait sur la moustache, tramblotant au dessus de ses lèvres. 

Elle ressentait de la colère, et sans raison particulière, aurait pu l'agonir d'injures.

Elle ne dit mot, pourtant. Elle serra les dents,

ravalant je ne sais quelle haine, je ne sais quelle douleur

(peut-être héroïquement, comme par un acte de résistance).






*





Il lui demanda si elle était mariée ; elle acquiesça.

« Mais vous vivez seule en France ? ».

« C'est que mon époux voyage.

Oui, il est parti en voyage. Et il ne revient pas ».





*






Un salon de thé de Constantinople, ou serait-ce une ville de l'Union Soviétique ? Les vitres troublées par le tabac et la buée. Tu émiettes entre tes doigts un gâteau à la rose, une lenteur d'insomnie dans tes gestes. Tu as fait un long voyage dont tu ne te souviens pas. Tu n'en as gardé que la compréhension des langues qui se murmurent autour de toi, et une odeur ténue, mais opiniâtre, de violette. Soudain, le temps s’étire, se stratifie dans l’image : tes mains paraissent immenses, faites de lumière décomposée, par rapport au reste de ton corps, elles s’allongent indéfiniment, solitaires voiles blanches, elles ne sont plus des mains.






*






Dans la vitrine d'une boutique,

une chouette empaillée.

Les yeux ronds, telle un jouet,

avec des yeux de verre.

Rapace inoffensif arraché

aux forêts, et n'ayant conservé,

de sa vie suspendue,

que la solitude,

le recueillement monastique.






*






Des nuits entières, elle ne dormait pas,

quoiqu'elle se sentît plongée dans un profond sommeil,

un engourdissement de l'être. Il était ironique

de ne pouvoir atteindre la surface de l'éveil,

de demeurer sous la glace, pour une telle insomniaque.

On eût dit pour un peu qu'elle était enfermée

dans une tour enchantée, où le temps était suspendu.

Mais elle s'était échappée, se fondant parmi les corps 

des millions d’exilés qui sillonnaient l’Europe.

Elle avait la mémoire touffue des forêts d'aubépine, 

un cœur d'horloge arrêtée ; néanmoins, 

quelque chose d’elle avait réussi à fuir,

à tromper la torpeur des princesses emmurées.






*






« Qui, sans être mac ou prostituée,

flambeur, flic ou truand,

se promène à Montmartre, la nuit ?

Alcoolique ? Droguée ? », 

demande un habitué d’un bistrot 

de Pigalle. « C’est vrai 

que depuis la guerre,

on ne distingue plus qui est qui ».






*






Tant de fantômes en ce lendemain

de guerre, et l’oubli 

était une liqueur amère 

qui vous faisait perdre la tête.

Parmi les foules, Ilja se mêlait, 

funambule, comédien,

tel qu’il l’avait toujours été,

juste un degré de plus dans l’irréalité.

Irenka se méprenait souvent

sur les passants en lesquels elle croyait 

reconnaître Ilja, ou du moins son allure

fuyante et contrainte malgré ses efforts 

pour n’en laisser rien paraître -

comme si, sa vie durant, 

il s’était appliqué à devenir un leurre,

un miroir aux alouettes

où prendre au piège le souvenir.






*






Irena désira savoir ce qui s'était passé

à Terezín. Plus de trente mille personnes

étaient mortes entre ces murs. 

Elle fut informée qu'on y avait tourné 

deux films à des fins de propagande, 

pour berner la Croix-Rouge

sur les conditions d'existence

des prisonniers. Dolce vita en terrasse,

concerts et festivités, décors

de carton-pâte, faux témoignages. 

Irena se sentit exsangue. Dès lors,

les publicités lui parurent terrifiantes, 

leur trucage presque criminel,

masquant par le mensonge l'horreur

d'un immense cadavre. La charogne

qu'on servait sur les tables dominicales.






*






Elle eût voulu que les images

fussent témoins à sa place,

qu'elles tinssent lieu de souvenir.

Ses messagers, dont pourtant

aucune nouvelle ne lui revenait,

car elles étaient défaillantes,

et potentiellement trompeuses,

ainsi que toute magie, blanche,

noire : blancs oiseaux voyageurs,

noirs coursiers de la mémoire.







*






Une voisine, Sofia S., l'avait invitée

à venir boire le thé dans la chambre

de bonne qu'elle occupait aussi

sous les toits de l'immeuble.

Elle l'avait partagée avec sa mère 

jusqu'à la mort de cette dernière.

Depuis, elle vivait seule. 

Irena l'appréciait beaucoup,

mais une gêne les éloignait, 

sans doute de même nature. 

Elles devinaient chacune

ce que l'autre avait vécu, mais

pour s'en s'en expliquer, 

il eût fallu évoquer leurs souvenirs.

Elles ne pouvaient se parler

parce qu'elles s'étaient reconnues.






*






Irena confia toutefois

le deuil de ses compatriotes.

La mascarade, l'horreur 

de ces trompe-l'œil,

les grimaces des victimes.

Sofia affirma qu'elle ne savait pas.

Elle était abasourdie que cela

ait eu lieu. Elle ne le mentionna

plus néanmoins par la suite.






*






Dans le miroir, quel autre visage

se tenait derrière le sien,

masque de chair ? Quel regard

qu'Irena redoutait de croiser

de peur d'en mourir pétrifiée ?

Le cercle de bois au-dessus 

de l'évier exhibait sa tête coupée,

mais il demeurait invaincu.

Irena fuyait son reflet, ce double

qui, par transparence, aurait dû

laisser deviner, la bête, le monstre

au portrait si familier, si semblable

à ses propres traits, 

qu'on pouvait les confondre.






*






Sa chevelure autrefois couleur de seigle

avait foncé avec le temps.

De longues mèches sombres attachées 

par une pince à l’arrière du crâne

dénudaient son visage

comme le dur noyau d’un fruit,

et lui donnaient un air, si ce n’est sévère 

(car des cheveux fous s’en échappaient),

du moins sage. Une mise 

d’institutrice qui, simple et sans apprêts, 

ignorait les modes : une immuable coiffure,

d’invariables chaussures à petits talons,

des jupes noires. Institutrice

ou religieuse. Sous ce véritable uniforme,

un corps pour elle inqualifiable : 

elle ne se trouvait ni jolie,

ni laide ; elle ne se trouvait pas.






*






Irena demanda à Louis Henriot s'il avait des contacts

dans l'imprimerie, sa seule spécialité.

Une entreprise reconnue cherchait de la main-d'œuvre,

mais il fallait quitter Paris pour déménager plus au Sud.

Irena, qui ressentait un irrésistible désir de fuir,

n'y voyait pas d'inconvénient. Elle se renseigna aussitôt.






*






Devant les iridacées du Jardin des Plantes, pâles

et penchés sous les pluies printanières,

Irena regardait les cartels indiquant les noms

de chaque variété, vernaculaires, botaniques.

Elle était prête à partir de la Gare d’Austerlitz

vers le Centre de la France. Les iris du Japon

retinrent son attention, d’un blanc légèrement bleuté,

une larme jaune entourée d’un liseré mauve

sur leurs pétales frangés. Elle ne connaissait pas

ces iris, et elle était ravie de les découvrir ainsi

que l’inscription correspondante sur le petit cartel.

Comme une épitaphe, mais en hommage au vivant.

Employer le terme admis pour désigner la plante,

un devoir, pensait-elle. On ne pouvait se permettre 

l’inexactitude. Non seulement cherchait-elle 

à ce que sa langue fît alliance avec le réel,

mais exigeait-elle l’adéquation aux nomenclatures

en vigueur, l’irréprochable adhésion

aux justes noms des choses.






*





Saint-Amand-Montrond. Irena passe rapidement un entretien d'embauche.

Elle répond précisément aux questions qu'on lui pose, 

malgré son français hésitant. Elle connaît chaque détail technique,

et pourrait à l'aveugle actionner les machines, les démonter, les réparer.

Elle distingue à leur odeur les papiers et les encres ; les livres représentent

une excroissance d'elle-même : elle en sent les limites et les aspérités

comme s'il s'agissait des propriétés de son corps.

Elle ne peine pas à convaincre durant les essais.





*





Louis Henriot lui glissa l'adresse d'une connaissance installée dans le Berry.

Une relation à qui parler ne serait pas de refus dans une petite ville 

où une femme seule, et de surcroît étrangère, ne passait pas inaperçue.

Malgré la méfiance que lui inspirait son collègue, Irena garda le papier.

Elle réunit ses maigres affaires, et déménagea de nouveau.






*






C'était le fils d'immigrés italiens. Il avait 28 ans.

Dès leur première rencontre, Irena désira

photographier son visage, par pure superstition,

car une pudeur, le sentiment d'un interdit

l'aurait empêchée de jamais développer l'image.





*





Il lui évoque les brumes qui recouvrent les lacs au printemps,

et la beauté des paysages de montagne. Certains mènent là-bas

une existence très solitaire, sur les hauts alpages où l'on conduit les bêtes,

ou encore à la chasse accompagné d'un chien.

L'existence rigoureuse que l'on mène tout près de la frontière 

le fait rêver, lui qui n'en a rien connu, non plus que cette langue rare,

le frioulan. Il raconte tout cela qu'il tient de ses parents.

Irena quant à elle parle peu de son pays,

elle ne mentionne même pas qu'elle a vécu en Suisse.

Elle est née dans l'ancien Empire d'Autriche-Hongrie.





*






Son premier souvenir doit remonter à ses trois ans,

explique-t-il à Irena. Une fête, des banderoles de papier,

le chapeau de feutre de son père. C'était un jour heureux,

ses parents s'amusaient à le coiffer du couvre-chef, 

et lui se sentait fier d'avoir l'air d'un monsieur. Irena sourit,

mais son visage se crispe, de la joie d'être sa confidente 

à la tristesse de n'avoir rien d'analogue à confier.

Regrette-t-elle de ne pouvoir se souvenir ainsi de son père,

émue et tendre, d'avoir une enfance à chérir,

comme un havre sûr où revenir en pensées ?

Ce retour lui est impossible. Elle est de celles et ceux

auxquels il n'est jamais donné d'éprouver de la nostalgie.






*





La rumeur de leur amour se répandit comme une traînée de poudre.

Il y eut peut-être des regards insistants qu'Irena ne sentit pas.

Elle était absorbée par son nouveau travail, où elle était appréciée.

Le soir, elle rejoignait cet amant dont l'apparence la fascinait.

Non qu'elle ne perçût pas ses manœuvres de séduction malhabiles ;

Irena n'était pas dupe des illusions dont il aurait pu s'entourer.

Elle devait justement l'aimer pour tous les personnages 

que, faute de conviction, il renonçait à incarner.





*






Le doute la traverse qu'elle aime 

un autre en lui,

ou qu'un autre aime en elle.

Mais non, les fantômes qui l'habitent

restent enfermés derrière les portes

de son château de Barbe-Bleu

(c'est ainsi qu'elle conçoit son esprit).

Les chambres ne communiquent pas.

Dans l'une d'elles, Ilja.

Elle mentionne sa mort sans plus 

de détail. Et ses parents ? Disparus. 






*






De tous les fantômes, le mien est le seul qui manque à l’appel. Où es-tu, petit fantôme ? Où es-tu ?






*






Irena se souvint de son corps non comme un simple outil, mais écoute et frisson.

L'intimité avec cet homme éveillait une part d'elle-même qu'elle avait ignorée ;

ces sensations la surprenaient par leur force et leur acuité.

Jusqu'alors, elle s'était contrainte à des relations violentes, cédant au plus pressant,

incapable de se défendre, si ce n'était parfois de justesse, par ruse.

Elle avait mis son corps au service des autres, envahie par le sentiment d'avoir déjà

tout perdu, respect, intégrité, sans parler de cet honneur

qui lui paraissait dérisoire. Elle se laissait abuser,

ne manifestant pas même sa peine ou sa colère, et puis disparaissait.

Pas un mot de reproche, pas une explication. Il fallait juste savoir s'échapper,

sous divers déguisements, devenir introuvable.

Avec Ilja, le mariage n'avait pu être consommé.






*






Il lui dit qu'il l'apprécie pour sa clarté,

malgré la barrière de la langue.

Il insiste sur ce mot, "clarté",

les raisonnements se tiennent,

l'esprit ne semble jamais troublé,

et quant au bon sens, Irena 

n'en manque pas. Néanmoins, 

il est surpris par ses crises de paniques

sur les pentes trop escarpées,

ses absences brutales, son besoin 

de s'isoler. La clarté se révèle un leurre 

comme un reflet éblouissant

ricoche sur le dos puissant d'une rivière.






*






Elle finit timidement par lui parler de son enfance.

Les spectacles de marionnettes qui l'effrayaient dans la Vieille Ville.

Ces membres et faces désarticulés qu'agitaient des mains cachées.

Elle leur préférait les décors éphémères aux couleurs chatoyantes, les menus objets, les costumes.

Les intrigues complexes que nouaient les personnages ne retenaient pas son attention.

Jamais elle ne s'était rêvée en héroïne ou crapule.





*





Seul le théâtre de marionnettes teintait sa mémoire de couleurs, comme si un luxe spécial lui avait été accordé.

Pour la petite Irenka, Prague n'était à part cela qu'une ville en noir et blanc.

Sombres, les statues penchées vers elle sur le pont Charles, le tramway rampant par les rues, et les façades à volutes.

Les habits de sa mère par les rues étaient en revanche éclatants, ses dentelles, ses cotonnades, ses étamines, ses soieries.

Dès lors qu'elle passait le seuil de leur foyer, tout basculait dans une grisaille d'où émergeaient des formes obscures.






*





Sa mère s'appelait Marie Niederlová.

Elle était née Seifertová d'Irén et Elmar Seifert.

Irena tenait d'elle son amour des beaux objets, 

et la distance craintive ou perplexe qu'elle instaurait avec autrui.

C'était une femme dont on pouvait difficilement déchiffrer les pensées : 

son visage ne trahissait presque rien de ses émotions,

et elle faisait rarement part de sa tendresse ou sa colère.

Jusque dans le mariage, elle avait conservé le désir d'être seule.

Ses yeux se perdaient dans le vague alors qu'elle se tenait immobile

au milieu de la cuisine qu'elle nommait "son bureau".





*





Le soleil sur la nuque, chaleur inattendue, alors que tout devenait égal, aplani et sûr, les souliers dans le placard face à l'entrée, les outils dans la remise, et la nudité semblable des arbres, tout à coup en oblique est descendue cette lumière crue, ce baiser sans pudeur entre chemise et chevelure ; je me suis retournée, légèrement avancée pour qu'elle me touche en pleine poitrine, juste à l'endroit du cœur.






*






En 1950, Irena Krupková, née Niederlová, prit le nom d'Irène Serelli.

les patronymes devenaient caduques les uns après les autres,

alors que le passé ne cessait de la hanter sous des identités multiples : 

Irène Irena Reizel Irenka Ilja

ne se succédaient pas, mais coexistaient en elle,

qui s'était voulue aussi simple qu'un rideau de théâtre.






*





Irène ne recevait aucune nouvelle de Tchécoslovaquie, 

mais des journaux lui en donnaient,

des articles étrangers lui parlaient de son pays.

Que pensait-elle des purges des années 50,

règlements de comptes, procès, lourdes peines, biens saisis ? 

Même à ses proches en France, elle ne confiait jamais ses opinions politiques :

elle ne défendait, ni ne condamnait rien.

Des immigrés polonais qu'elle avait connus à Paris, étaient informés, 

malgré la censure, d'exaction commises contre leur famille ;

des lettres faisaient état de la déchéance de leurs doits.

Irène, elle, les avait déjà perdus. 

Et qui eût-elle connu là-bas qui pût encore souffrir ?





*





À l’automne 1951, Irène ressentit des nausées 

qui la forcèrent à s’asseoir en plein milieu d'une tâche.

Elle rentra se reposer. Les nausées persistèrent.

Elle devina tout de suite qu’elle attendait un enfant,

à la fatigue épaisse qui l'enveloppait comme un cocon.

Malgré les fortes probabilités que cela advînt, 

elle ne l’avait jusqu'alors aucunement envisagé ;

elle s'était toujours persuadée qu'elle était stérile.

Sa grossesse fut moralement douloureuse.

Il aurait fallu accoucher de ses terreurs enfantines

pour laisser place à cet être nouveau, le petit cœur

battant aux côtés du sien. Que coexistassent

des monstres et ce corps innocent, elle en était révulsée.

S’y ajouait l’angoisse de ne pouvoir aller à l’usine :

Irène craignait en effet de perdre son autonomie.

Elle n’en fut que plus surprise de l’amour éprouvé 

pour sa fille qui naquit au début du printemps.






*






De l'accouchement, elle ne devait conserver qu'un vague souvenir.

Elle ne vit ni n'entendit sa fille ; le premier contact

fut sa peau encore chaude contre la sienne.

Parmi les mots confus qu'elle prononça, elle ne retint que ceux-là,

"mon enfant, c'est mon enfant".






*






Une grande détresse l'envahit, et comme l'envie

d'un enfouissement. Disparaître dans la terre,

elle qui venait de mettre au monde.

Elle devait rester pour sa fille, la toute

petite, si fragile, dans le berceau de l'hôpital.

Non seulement elle voulait voir grandir son enfant,

mais elle ne pouvait l'abandonner.

C'est ainsi qu'elle devint parent : dans cette lutte

contre elle-même, ce commandement de vivre.






*






Alors que se formait le corps de son enfant,

que se dessinaient ses membres,

noires feuilles ouvertes des bourgeons

des mains, des pieds, prolongés de doigts,

Irène avait assisté à deux morts

par suicide. Une personne s'était défenestrée,

l'autre s'était jetée sous un train.

Dans l'un des wagons, Irena l'avait entendu,

ce corps brisé par la machine, bruit

de pierres que l'on fend, que l'on écrase.

Elle avait alors songé, le choc passé,

qu'elle avait ainsi été, viande et os

disjoints. Mais elle s'était rassemblée,

quêtant de soi les bouts épars ;

et dans son sein meurtri, un arbre avait grandi.






*






Elle avait usurpé le rôle de sa propre mère, 

confia-t-elle à son mari.

Seule la maternité, elle ne l'avait pas

usurpée, mais elle l'avait toujours crainte.

Son mari lui demanda ce qu'elle entendait

par ces mots. Elle avait servi de substitut

à sa mère, auprès de son père. 

Personne n'en avait parlé, même si

cela se savait. Elle se souvenait avec dégoût 

de son corps de méduse contre

son corps d'enfant. 

Son mari la prit dans ses bras,

et lui fit jurer de le raconter plus tard,

à leur fille devenue grande.






*






Elle lui disait : « ce n’est pas ta compassion

que je veux, mais ta colère ».






*







« J’étais une athlète du silence.

Mon passé n’était rien qu’une course 

de longue haleine. 

Comme on dit de tenir parole, 

moi j’ai tenu silence ; car j’étais liée 

par un serment à l’infamie. 

Plus tard, je l’ai trahi ».






*






« Je ne peux pas te guérir », reconnaît son mari. « Je ne dois 

pas même essayer, car je sais qu'il s'agirait plutôt de me racheter. 

De quoi ? Les crimes des autres ? Je me sens coupable 

pour les autres. Néanmoins, si j'expiais leurs fautes, justice

ne serait pas rendue : ils nous auraient brisés ensemble,

nous qui ne sommes pas responsables des crimes de tes aînés ».






*






Quand elle tenta de raconter son histoire

elle ne se souvint pas de tout

(et, disait-elle, jamais 

elle ne se souviendrait de tout) ;

la mémoire est latence,

affaire de processus chimiques.

Un souvenir demeure d’abord invisible

avant que de petites taches

se forment à l’esprit, disparates, dénuées

de sens. Ainsi en va-t-il également 

des particules d’halogénure d’argent 

qui apparaissent sous l’effet d’un révélateur.

Longtemps, elle s’était efforcée

d’empêcher qu’à sa conscience 

certains événements n’affleurent.

Désormais, elle cherchait au contraire 

à en fixer les images. Mais dans l’obscurité 

une partie du passé s’était condensée,

épaisse, muette. Parfois même 

des images fantômes se superposaient 

au dépôt du temps, ainsi qu’un reflet

dans une vitre la nuit dissimule un intérieur.






*






Elle s'était inventé des maladies,

des maladies de tous ordres,

elle qui lisait volontiers les revues

scientifiques. Mais, partout, 

une misère qui n'avait pas de nom

étalait ses stigmates, hors 

et sous les regards, 

à Prague comme à Paris.

Elle avait vu bien des femmes,

enceintes trop jeunes

dans des circonstances troubles,

des femmes sans postérité

au service de plus retors qu'elles,

des femmes qui se mouraient

de la pauvreté disait-on, ou encore 

de l'alcool. C'était néanmoins

de la violence qu'elles portaient

les traces, jusque dans l'évitement

têtu des récits de leur enfance.

Rejet, effacement, exil

de nombreuses femmes de la rue,

ou au contraire des couvents,

des maisons closes, partageant

la même grammaire de la douleur.






*






La grand-mère paternelle racontait à qui voulait l’entendre -

et beaucoup l’entendaient sans une protestation -

qu’Irenka était la « děvka » de son père, sa cocotte, sa poule.

Elle le disait non sur le ton de la blague, mais avec un mélange 

d’affection et de fierté, comme si son devoir de mère

et de grand-mère aboutissait à cette situation -

peu ordinaire peut-être, mais qui ne représentait tout au plus

qu’une singularité de leur famille atypique.

Le père d’Irena aimait la prendre à son bras, ou la tenir par la main.

Il l’emmenait parfois dîner au restaurant, et ils restaient là,

tous les deux, assis en tête à tête. De manière paradoxale,

l’inceste était d’autant moins pensable qu’il était manifeste.

Tout le monde y était habitué. Et puisque rien ne semblait honteux

pourquoi imaginer qu’il se passait autre chose, quelque chose

de bien plus grave que cette impudeur même ?

Dans le vestibule d’entrée de l’appartement familial,

une photographie de la fillette en tenue légère accueillait

les hôtes occasionnels. Moue sérieuse, jambes écartées.

Seule Irenka percevait qu’un interdit était bafoué,

et en éprouvait une culpabilité féroce, un malaise indicible :

si le silence était de mise, ce n’était que son poids à elle.

Personne d’autre parmi les siens n’aurait songé à le porter.






*






« Ma seule option était de disparaître,

d’une manière ou d’une autre.

Il ne m’était pas même laissé

la possibilité de pardonner ».






*







Quel cri, si nous crions,

quel chœur de voix étouffées

pouvons-nous faire entendre ?

Rien ne nous lie

dont nous ferions une fierté,

une sorte de distinction ;

nous n'avons de commun

que l'expérience impossible

de la mort sans mourir.

Et qui retiendrait nos paroles ?

Nos solitudes ne se peuvent

réunir, et nous portons,

pour tout bagage,

notre propre destruction.






*






La mauvaise herbe, c'est le sang.

Dans ses veines,

elle avait toujours poussé, l'ivraie

de la violence, insidieuse.

« Des drames ourdis par les dieux,

voilà ce que les anciens ont fait

de ces histoires de famille.

Mais ce sont les hommes

qui condamnent leurs enfants.

Ce sont les hommes

qui se vouent au pourrissement ».







*






La petite fille est impatiente, robuste et joyeuse.

Irène ignore comment elle a pu mettre au monde 

un être qui lui ressemble si peu.

Elle se sent incapable de l'éduquer comme il le faut,

mais elle apprend auprès d'elle

une manière de parler qui mette la peur

à distance, qui la conjure enfin.

Les mots tendres lui semblent moins suspects 

dans une langue étrangère. Elle les répète

tout doucement à l'enfant pour s'y habituer.






*






Pourtant, les enfants des autres

la mettaient mal à l’aise, voire, ils lui faisaient peur.

Elle les considérait comme un peuple indifférencié

d’êtres patauds, laids et geignards,

et quand ils grandissaient, elle craignait leur regard

qui la démasquerait, trouvant en elle une faute

insoupçonnée des adultes. Elle les évitait,

cachait hors de leur vue son grand corps maladroit,

blessé à l’endroit de l’enfance, ni fille,

ni femme, à jamais sans âge.






*






L'enfant gazouille, tempête et s'émerveille de riens ;

la voilà qui grandit, ingénieuse et alerte, par sa seule force.

Une telle fougue étourdit ses parents de fierté.

Il semble à Irène qu'elle est demeurée stérile,

que l'enfant a crû malgré l'aridité de son corps,

malgré ce milieu si pauvre, incapable d'accueillir la vie,

de perpétuer les liens d'une filiation brisée.

Vouée à veiller sur la petite, Irène est un personnage

qui n'engendrera pas : plutôt que mère, marraine-fée. 






*






Irène eût aimé avoir un petit frère

qui l'eût peut-être protégée.

Elle était la seule fille, et la cadette

de la famille. À vrai dire,

ce petit frère était né, mais n'avait

pas vécu. Souvent elle y songeait

s'imaginant garçon à la place

de l'enfant mort. Ainsi eût-elle

échappé à la malédiction 

d'être femme, au droit brutal

qu'un père s'arroge sur sa fille.

Ce désir rendait impensable

la maternité, d'où l'impression

de ne pouvoir tomber enceinte.

Elle était une chimère, 

un être composite, corps de fille

violenté, corps de garçon rêvé.






*






Contre ce mal, quel soutien ?

L'eût-elle un jour trouvé

ç'eût été d'un enfant, fragile

aussi, secrètement 

compatissant. Soutien propre

aux faibles, par l'esprit,

la ruse, la résistance muette.

Mais peut-être un autre enfant

eût-il été jaloux de l'élection 

du crime dont elle faisait l'objet,

désignée impure, 

hors du monde, par conséquent 

sacrée. Peut-être eût-il fantasmé

ce privilège d'être victime

(en réalité sacrifiée, broyée

du fait de la famille qui finit

par la rejeter). 






*






Quoiqu'elle tentât

pour sauver

les apparences,

Irène se sentait, 

irrémédiablement,

à part. Il fallait 

connaître la marge

à l'intérieur 

de soi, le froid 

mordant désert, 

pour pouvoir

un instant soutenir 

ce regard ;

ou bien être attiré 

par la vulnérabilité 

l’impuissance

inculquée,

la proie facile.

Mais même eux,

les minables,

même eux

baissaient les yeux.








*






À Sancerre non loin, le paysage baigne dans un calme bleuté

quand on le contemple de la colline qui domine la Loire,

tableau de vignes sages et de champs. Qui eût pu croire

qu’il y ait eu là, quelques siècles auparavant, 

une ville assiégée, où la famine causa des morts par milliers.

Irène et son mari l’ignoraient. Jean de Léry,

dans son Histoire mémorable de la ville de Sancerre,

s’en était constitué le témoin direct, mais ces événements

s’étaient effacés de la mémoire collective, 

et ce sont des années plus tard que tous deux les connurent.

En août 1572, surpris par les massacres de la Saint-Barthélémy,

des réfugiés protestants avaient afflué de tout le Berry.

Sancerre avait déjà victorieusement subi plusieurs sièges.

Dès janvier 1573, il ne fut plus possible de sortir de la ville, 

et la faim se répandit. Léry rapporta que le 21 juillet,

un vigneron et son épouse, à l’instigation d’une vieille femme, 

sorte de sorcière, avaient mangé une partie du cadavre 

de leur fillette, âgée d’environ trois ans. 

« Ceste cruauté barbare et plus que bestiale »

fut le point culminant de cet épisode, auquel il n’avait trouvé,

lors de ses voyages au Brésil, malgré les rites anthropophages 

de certaines tribus, aucun équivalent.

L’auteur assista à cet acte de cannibalisme envers son propre 

enfant : « je fus si effroyé et esperdu, 

que toutes mes entrailles en furent esmeues ». 






*






Au lendemain de la Saint-Barthélémy,

la violence illisible, comment 

lui donner un sens ? Nourrissons 

massacrés ou laissés orphelins, 

femmes enceintes éventrées,

il fallait en rendre raison, il fallait

des victimes : des morts glorifiées.

Irenka trouvait barbare

cette tentative de justifier,

même pour les survivants, l’horreur,

de sanctifier le sang,

comme si l’abomination devait advenir.






*






Depuis que j’arrive à parler de l’inceste, je me sens souvent désertée, c’est ainsi que je l’exprimerais, plutôt que par l’idée d’adhésion ou de croyance - je me sens désertée de Dieu.






*







Elle racontait peu.

Sa grand-mère paternelle, qui soutenait

son fils, comme elle avait auparavant

soutenu ses frères. Le silence de sa mère,

qui se laissa mourir, dit-on, sans préciser 

de quoi (Irène la perdit à seize ans). 

Les remarques salaces, les visites

nocturnes, les bains partagés,

la honte. Et après de nombreuses années,

elle concluait toujours,

presque incrédule : « Mon histoire, c’est 

mon histoire, ça ».






*






Irène passait en revue ce qu’elle avait subi,

comptant l’un après l’autre les abus,

et s’assurant au moment de tomber

de sommeil, qu’elle n’en oubliait aucun. 

Rituel - non de purification, mais

tout au contraire d’exposition à l’infamie -

qui consistait à énumérer les actes,

à vérifier encore et encore

qu’elle ne sombrait pas dans la folie, 

que sa mémoire était intacte,

qu’ils étaient tous là, répondant à l’appel,

calme troupeau de la terreur comme litanie.






*






Ilja l’avait sans doute deviné. Malgré le soin 

qu’il mettait à paraître désinvolte, ses égards

en témoignaient. Quand il entrait dans la pièce

où son épouse se trouvait, il frappait à la porte,

pour ne pas la surprendre (si on l’oubliait,

elle pouvait hurler de peur et de rage mêlées).

Et quand elle marchait autour de leur quartier,

d’un pas machinal qu’elle repétait des heures,

il ne demandait pas quelle en était la raison. 

Mais à sa famille, qui pourtant le méprisait, 

jamais il n’avait eu le courage de s’opposer.

Il était aussi dévoré par cette corruption,

cette lèpre intérieure, sans savoir protester.






*






Il fallait se rendre à l’évidence :

les années passant, Irena ressemblait

de plus en plus à la mère de son père.

Elle ne pouvait se regarder

sans reconnaître l’un des visages 

qui l’avaient abandonnée,

avec délectation, à une violence

contre-nature.






*






La petite fille fut souvent confiée à ses grands-parents paternels,

lorsque ni son père, ni sa mère ne pouvaient s'en occuper.

Irène avait repris avec ardeur son travail à l'usine.

Elle passait son temps libre à observer l'enfant,

dont le caractère indépendant paraissait s'affirmer chaque mois davantage.

La petite fille insistait pour attraper seule les objets, de ses mains

habiles, impérieuses. Elle refusait l'aide des adultes.

Lorsqu'elle eut cinq mois, ses parents la conduisirent 

au bord de l'Atlantique, dans une auto bricolée par son grand-père.

Les nuits venteuses étaient fraîches même en été, 

mais les jours sur les plages étaient radieux.

Irène était débordée de sensations nouvelles

qui l'exaltaient : odeurs d'embruns, lumières, éclats ; elle prenait un plaisir 

intense à tout ce qui l'arrachait aux émotions habituelles.

C'était la première fois qu'elle découvrait la mer.





*






Emmitouflée dans un linge blanc

qui la protégeait à la fois

du vent et de la splendeur

incandescente de juillet, 

même celle auquel succède

le crépuscule de peu,

l'enfant regardait la mer 

les yeux écarquillés,

presque effrayés par tout ce bleu,

le scintillement du soleil

sur l'écume. Les parents,

dont les bras semblaient si grands, 

étaient soudain si petits,

pieds nus au milieu des vagues,

mais leurs mains restaient fermes,

leurs mains usées déjà

serraient le tissu blanc,

contre le vent et la splendeur.







*






Elle murmure

à l'enfant les noms

des fleurs sauvages

qui poussent

non loin de la mer,

séneçon starček

origan dobromysl

bugrane jehlice ;

et sur les plaines

ondoyant douce,

l'herbe plume

ou chevelue

kavyl vláskovitý.






*






Saurai-je ce qui dort sous le sable, ce que la mer n'a pas repris, ce qui se sédimente jusqu'à devenir pierre, et de quel type de roche, là protégé du vent, du sel, des vagues et du soleil, dans cette immunité, saurai-je ce qui résiste, ce qui ne s'éparpille, trésor enseveli.






*





Les jeux enfants ont leurs idiomes

inventés de toutes pièces 

pour chuchoter les secrets, 

jusqu'à ce qu'on s'aperçoive 

que le secret même est un langage,

de silences et d'oubli.

Irenka, quant à elle,

avait cherché une langue

qui ne fût pas « maternelle »

parmi celles dont on disposait,

allemand, anglais, français,

elle avait persévéré 

à en essayer la syntaxe, espérant

que l'une d'elles pût porter sa voix.

Certaines années, elle avait craint

de devenir aphasique.

Peut-être serait-elle incapable

de transmettre sa blessure

si la parole lui manquait.

Elle était terrifiée par ce dernier

arrachement, la perte définitive 

de tout moyen de témoigner ;

et pour elle, toute langue

était bien plus qu’une langue,

en ce qu’elle pouvait faire entendre

la musique du secret.






*






« Je suis mon propre témoin, le seul 

témoin de mon histoire.

Si je perds la raison, si je perds la parole,

si je perds la mémoire, qui tentera d’évoquer 

le cauchemar nébuleux que l’on désigne par

« inceste » ? Qui en fera le récit ?

Je me sens responsable

de ma raison, de ma parole, 

de ma mémoire ».






*






Sur les photographies qui resteraient de ce temps,

la petite fille serait partout, même si elle ne figurait pas 

sur l'image, comme si la préoccupation constante

pour le lieu où elle se trouvait, pour sa sûreté, sa joie,

se décelait dans le regard porté par la photographe.

Aux yeux d'Irène, peut-être n'y avait-il eu d'espace

qu'à la venue de l'enfant, quand la dispersion du vécu

laissait place à l'écheveau d'une personne en devenir,

les passages du landeau sous les arceaux des arbres, 

les noms des herbes folles qui ondulaient sous le vent,

les racines d'un monde, naissance de la lumière.






*






Tout était neuf : les saisons et leurs éclosions,

la pluie brusque, fenêtre ouverte, l'orage,

la nuit. Même la nuit était neuve. 

Un soir, ils avaient été surpris par la tombée

du jour au milieu du mois d'août,

soudain plus précoce. Dans l'obscurité 

grouillante d'hululements et de craquements,

ils étaient rentrés à la maison,

l'enfant serrée contre eux, son rire

mêlé de larmes, sa peur d'excitation,

devant l'étrangeté de la forêt méconnaissable.

Seuls les battements du cœur de ses parents,

l'odeur de leur sueur, résineuse,

et leur voix, la rassuraient quelque peu.

Elle s'agrippait à leurs vêtements, trop petite

encore pour désirer s'éloigner

vers l'appel du hibou et la lueur des lucioles.






*






L’enfant se mettait debout à l’aide de barreaux,

de sièges, de marches, tout rebord 

qui lui permît de chercher son équilibre.

Elle souriait à sa mère, fière, le dos bien droit.






*






Irène aussi avait plus d’équilibre. 

Elle ne s’était jamais sentie 

très stable sur ses jambes, bien qu’on la dît

habile. Elle trébuchait souvent, 

elle qui avait le vertige, et voyait sa peur

se réaliser brutalement, ses genoux heurtant le sol

et sa peau se couvrant de marques sombres,

de plaies. Depuis la grossesse, néanmoins,

elle avait trouvé une assiette, un ancrage 

et un poids. Un vacillement avait cessé, 

qui menaçait de se conclure par un basculement,

une chute définitive. Son corps mûri

n’avait plus l’inconsistance d’un fétu de paille,

ses pieds n’avançaient plus, funambules,

au-dessus d’un vide qu’elle ne savait nommer.

Peut-être Irène avait-elle enfin perdu

son effrayante légèreté.






*






Irène acheta un nouvel appareil photographique pour capturer le vide 

de la maison l'après-midi, les longues routes de campagne,

et le bonheur enfantin. Par l’image, il semblait qu’elle prît part

tant à l’ennui qu’à la joie, 

comme si la machine achevait d'abolir, de façon paradoxale, 

la distance qui la séparait du monde.






*






Irène parlait à l’enfant d’une voix nouvelle,

qu’elle n’avait jamais entendue, 

sa voix de parent. Elle en était honteuse,

de ce ton rassurant, de ces syllabes détachées,

de cette autorité. « De quel droit ? »,

se demandait-elle. Que saurais-je, après tout ? ». 






*






Quand je me penche à la fenêtre, rien de ce que je vois ne me fait signe. Les rosiers qui bourgeonnent sont ce qu'ils sont. Pas plus ne retrouverai-je d'âme humaine derrière cette fenêtre voisine qui ne s'éclaire jamais. On éprouve une sérénité particulière à contempler un paysage sans rêver qu'il nous parle, un soulagement, comme si toutes les choses qui le composaient s'étaient concertées pour ne pas nous troubler. La douleur et la résignation, elles, sont hors de notre champ de vision, à l'extérieur du cadre.






*






Un ami de l'époux venait d'une ferme plus au nord,

dans le pays du Gâtinais. Au détour d'une conversation,

peut-être en raison d'une légère ivresse, il évoqua

le nom de Beaune-la-Rolande. Durant l'Occupation,

un camp de transit y avait été mis en place.

Des milliers de détenus, dont mille cinq cents enfants.

L'ami répétait ces chiffres, la langue alourdie par l'alcool,

comme s'il n'y croyait pas, ou que les syllabes 

à son oreille ne formaient qu'un bourdonnement,

les nombres se disloquant ainsi, ne signifiant plus rien.

Mille cinq cents gamins bouclés là, on aurait bien dû

les remarquer, balbutiait-il pour lui-même ;

et dans ses silences, il se mordait le poing.

Cela n'éveillait chez les gens aucune curiosité,

alors de la révolte, il ne fallait pas y compter.

Combien de ces enfants étaient revenus des camps,

il ne le savait pas ; très peu, sans doute.






*






C’était peut-être un cauchemar, dit le grand-père paternel.

La brume était tombée sur le sentier de montagne. 

Premier semaine d’automne ; les mélèzes roussissaient,

et, hormis sur les crêtes blanches, les versants

se consumaient. Aboiements de chiens en contrebas,

et tintement distant, irréel, des troupeaux.

Il fallait faire demi-tour, mais déjà le brouillard

avait effacé tout repère. Le garçon se hâtait 

sur les flancs escarpés, hors des chemins balisés.

Les carillons lui paraissaient de plus en plus légers,

assourdis par une averse qui prenait de l’ampleur.

Son pied glissa dans un ruisseau que la pluie avait grossi.

Sa main saisit de justesse un arbuste qui le sauva.

Il ne sut comment il parvint à se relever,

puis à claudiquer jusqu’au prochain refuge.

Son pied était couvert de sang, son cœur battait de peur.

Son père serait sûrement furieux de son retard.






*






Une silhouette affairée dans la grange, le dos un peu voûté,

les cheveux grisonnants. Quand elle se retournait,

elle ne souriait pas. Elle aimait ranger les outils 

chacun à leur place sur les planches vermoulues ;

elle aimait ce lieu retiré du foyer familial ; mais rien

ne la distrayait de pensées qui l’obsédaient,

ni le parfum accueillant de la luzerne fauchée,

ni les tâches qu’elle accomplissait avec un soin constant.

Le mari l’observait par la fenêtre. Elle portait sur le visage

une inquiétude qu’elle ôtait dès lors qu’elle franchissait

le seuil de la maison, comme un lourd manteau de voyage. 






*






Élection terrible que celle de l’infamie

répétaient en écho prêtres et dramaturges ;

mais ils tentaient de déceler une beauté

dans la violence exceptionnelle

au nom de laquelle une victime 

était dévouée, sainte ou monstrueuse -

au fond, cela revenait au même.

Irenka, néanmoins, n’avait pas le goût 

du martyr, et ne savait à quel dieu 

on l’aurait sacrifiée. Le destin-machine

aux rouages merveilleux, 

elle espérait en déjouer la logique, 

et le charme mortifère, afin de briser 

les ressorts de la tragédie.






*






« On dit parfois que je suis courageuse.

Ce n’est pas une fierté :

j’aurais préféré ne pas avoir à l’être.

Quand je me couche, mon cœur bondit 

de joie d’avoir survécu au jour,

et de rendre les armes en me livrant

au sommeil. J’aimerais plutôt 

connaître l’insouciance,

ou l’ivresse de l’héroïsme.

Mon courage n’est pas conviction,

il n’est pas grandeur 

d’âme. Il est résistance,

ténacité face à la destruction ».






*






L’enfant pointe du doigt les figures représentées sur son livre,

puis les choses correspondantes qui existent autour d’elle,

et de nouveau son livre. Mythologies animales, plantes 

aux formes semblables, regroupées sous les mêmes termes,

conférant au monde une cohérence. Irenka les répète 

et son mari confirme, encore et encore. L’enfant vérifie

que les mots n’ont pas changé, ou peut-être apprécie-t-elle 

de les entendre comme une ritournelle, l’oiseau, la fleur

et l’arbre - qui, par la voix des parents, répondent à leur nom.






*






Ils partirent tous les trois pour la région parisienne ;

le mari avait trouvé un travail plus convenable

là-bas, dans une usine près de la Seine. Ils revinrent 

aux Batignolles qui manquaient à Irène,

comme si ce lieu choisi, lieu de la fuite et du repli,

était définitivement sien. À Paris, on pouvait vivre

anonyme, contrairement aux campagnes 

où son accent la signalaient à tous.

Certains habitants lui avaient dit avec fierté :

« Nous sommes ici depuis toujours »,

ce qui lui avait fait penser qu’elle était, à l’inverse,

incapable d’appartenir,

si ce n’était à une ville de déracinés,

une ville-refuge.






*






Tu vis dans ces trains qui traversent des espaces jamais nommés. J'ai tes mains aux paumes larges, tandis que toi, tu as mes yeux. Nous parlons, clandestins, la langue codée d'un jeu d'enfant, mais nos voix n'osent aventurer le moindre chuchotement. Tu es ce portrait que j'observe sous une mince plaque de verre, à la fois précis et légèrement déformé. Je renais où tu renais sous des aspects divers, exhalant chacune de tes facettes comme un parfum changeant.




*






« Vous aussi, vous venez de loin ! »,

s’exclama le voisin qui venait faire connaissance.

« L’un de mes amis, les Allemands l’ont assassiné,

un gars de Lublin. Engagé dans les FTP-MOI.

Mort en juillet 1942 ».






*






L’enfant fut placé dans une crèche collective 

spécialement destinée aux familles d’ouvriers.

Elle était considérée comme une enfant docile,

à la fois espiègle et tranquille. D’une sagesse

qu’on n’attendait pas d’une si petite fille,

ses yeux doux et graves plongés dans les vôtres

entre deux comptines qu’elle répétait gaiement.






*






J’ai toujours refusé que mes filles

soient les enfants des morts






*






Une fille cadette naquit un mois de décembre.

Contrairement à l’aînée, qui ressemblait à son père,

elle avait le visage d’Irène, mais aussi son caractère,

très tôt rêveur. Sa mère souhaita le plus possible

qu’on la prît pour un garçon, afin de ne pas voir

en elle un double. Pour aucune des deux enfants

elle ne respecta la tradition de sa famille d’origine 

qui voulait qu’on donnât aux filles le prénom 

d’une grand-mère. Elle-même avait pour hantise

de transmettre en héritage sa propre tristesse,

vrai lieu, en définitive, dont elle était originaire ;

et elle s’efforçait avec soin d’en effacer la trace,

ainsi qu’on dissimule l’empreinte de ses pas.

Ses filles ne pourraient pas rebrousser le chemin 

qu’elle avait parcouru. Il fallait qu’il disparaisse.






*






Il n’y avait pas de paradis perdu.

Il n’y avait pas d’enfance.

Irenka ne parvenait guère  

à sauver quelques souvenirs,

pour les conserver et, peut-être 

les chérir. Son passé tout entier

lui apparaissait corrompu.

Il n’existait aucun lieu défendu, 

arraché au temps, un lieu amène

de poète, un refuge imaginaire.

L’imaginaire non plus,

elle ne pouvait pas le sauver.






*






Dans la pénombre apparaît l’appartement de Prague, le vent dans les rideaux jaune pâle par un matin d’été, c’est un rêve, le lieu revient et Irenka ne reviendra pas, le lieu parcourt la route que je ne parcourrai pas, car je mourrai sans l’avoir revu. Si je retournais sur mes traces, si me venait l’envie de retourner sur mes traces, si mes pieds foulaient le sol de mon foyer d’origine, je pense que, comme dans un conte, tout tomberait en poussière, le lieu ne tenant que par le sortilège de la mémoire blessée, d’un deuil qui ne peut finir puisqu’il n’a jamais commencé.






*






À ce deuxième enfant pourtant, elle parla davantage tchèque,

d’une voix tour à tour plaintive et révoltée

qui tranchait avec le ton d’une douceur invariable

qu’elle adoptait quand elle s’exprimait en français.

La petite fille crut toujours comprendre ce que sa mère disait,

et s’en souvenir parfaitement, sans avoir appris sa langue.






*






Tout l’appartement sentait fort le café,

et une crème à la violette

dont Irène enduisait ses mains


dès les premiers jours de l’automne.

La fragrance âpre et acidulée

qui naissait de ce mélange, et resterait 

pour les filles associée à l’enfance,

imprégnait jusqu’au linge du foyer.






*






À l’école, l’aînée apprend à écrire.

Le premier mot qu’elle compose avec des bâtonnets de bois,

c’est « maman ». Irène l’aide à le reproduire à la main

en traçant à son tour « maminka » sur une feuille,

mais le résultat la saisit de douleur.

Si elle peut répondre au nom français de « maman »,

elle ne se reconnaît pas dans son correspondant tchèque,

dont la vue même l’angoisse.






*






La grand-mère d’Irène se faisait appeler « maminka »,

au détriment de sa mère, nommée par son prénom,

évincée. « Contrairement à ce que j’ai pu penser,

je n’ai usurpé aucune place. Bien plutôt,

les adultes de ma famille se sont accaparé des rôles 

qui n’étaient pas les leurs ».

Elle se souvenait que, tout comme ses enfants,

ce qualificatif supposément tendre 

était le premier mot qu’on lui avait fait écrire.

Elle était gênée qu’il désignât en fait

sa grand-mère paternelle.






*






À l’origine de l’expression symbolique,

de l’articulation des caractères manuscrits,

se trouvait un malaise, qui agissait

comme un acide, dissolvant souterrainement 

les relations entre les lettres, 

dévorant les mots dont le squelette 

était réduit à une masse informe, une simple

bouillie. Irenka cauchemardait

de livres qui fondaient en une eau visqueuse,

de zones putrides où elle cherchait 

des ossements, de berceaux d’enfants 

flottant à la dérive sur des marécages d’encre.






*






Irenka avait souffert du silence de sa mère,

un silence pathétique

qui suscitait en elle, plutôt qu’une juste 

indignation, de la pitié.

« Quand je serai grande, nous partirons

toutes les deux ; je prendrai soin de toi »,

disait Irenka, sans avoir conscience

que c’était sa mère qui lui devait protection.

À sa mort, dans les années 30,

elle se souvenait de funérailles hâtives,

dénuées de regrets et de larmes,

une réunion de famille où elle sentait seule -

ni plus, ni moins qu’auparavant.






*






La cadette se cognait souvent

contre les obstacles qui se présentaient,

chez elle ou dans la rue,

bien qu’elle fût, de même que l’aînée,

agile, prudente et calme.

Les yeux perdus dans le vague,

facilement éblouis, les sourcils froncés,

elle semblait souffrir d’une vue altérée,

ce que confirma un ophtalmologue.






*






L’infirmité de sa cadette suscita chez Irène 

une culpabilité diffuse,

comme si c’était elle qui la lui avait léguée,

demi-cécité intérieure

qui était devenue chez son enfant

une affection qualifiée de « myopie sévère ».

L’esprit d’Irène ne pouvait embrasser 

toute la vérité, et ouvrait

une porte après l’autre pour percevoir 

le passé. Le petite fille, elle, était plongée

dans un monde nébuleux,

où les arêtes des choses étaient émoussées.






*






Le flou est une manière de représentation,

qui consiste à « noyer les teintes

moëlleusement », selon Louis de Jaucourt,

dans un article de L’Encyclopédie.

Pas de traces visibles, pas de traits vigoureux,

mais des tons fondus les uns dans les autres.






*






Est-ce que les yeux de l’enfant myope 

brossaient doucement monde, si doucement 

que les couleurs devenaient indiscernables,

mêlées dans un unique halo ?

Est-ce que son regard était un délicat pinceau ?






*






Par la grâce de l’art photographique,

Irène avait rêvé d’une netteté absolue,

d’une parfaite acuité de vision. 

L’appareil au poing, elle pensait corriger 

ce que le réel avait de confus, 

d’inexact, de vague. Mais du fait d’erreurs 

d’accommodation, ou de mouvements

imprévisibles, fréquents accidents

pour les photographe, elle s’était habituée 

au flou. Il s’immisçait ainsi

dans les images produites, 

de même qu’un brouillard de théâtre 

répandu sur la scène, déborde en coulisses,

sa blancheur rendant indistincte

la frontière qui sépare 

personnages et spectateurs.






*






On avait mis sur le petit visage 

des lunettes qui paraissaient démesurées.

L’enfant frappait dans ses mains 

de joie, s’amusait à enlever, chausser

de nouveau ses verres,

entourée d’un décor instable et mouvant.






*






Irène trouva du travail dans une fonderie francilienne,

à l’heure où se développaient, sur le modèle du Lumitype-Photon,

des machines plus efficaces que les anciens systèmes d’impression,

et où triomphait le design graphique suisse, fonctionnel certes, 

mais aussi élégant, dans sa précision et sa simplicité.

Les progrès des filles d’Irène dans le déchiffrement des mots

la rendaient plus sensible encore à la beauté des signes,

dont, indépendamment du style utilisé, elle reconnaissait 

la qualité intrinsèque. Son métier peu à peu cessait d’être un combat,

pour laisser davantage place au plaisir de l’esthète.






*





S’élançant sur les pages,

le dynamisme du A et du E

la réjouissait. Et les accents,

français À É, tchèques É Ě,

légers comme du nylon.






*






Entre deux portes, elle discutait parfois de son métier.

« Si vous admirez les œuvres du studio Deberny et Peignot,

moi j’en garde une triste mémoire », souffla le voisin.

« C’est à eux qu’on doit l’aspect de l’étoile jaune française ».

Irène précisa qu’elle ne travaillait pas pour eux.






*






Les lieux finissaient par lui manquer, la solitude dans les lieux,

ses promenades rue Na Příkopě, que lui rappelait Pigalle,

avec sa foule d’intellectuels, de marginaux, d’escrocs,

ses cafés baroques étouffants de fumée ; le cimetière d’Olšany,

où elle déambulait comme n’importe où ailleurs,

de même que les badaux du cimetière Montmartre.

Elle prit contact avec le Sokol de Paris. Les émigrés tchèques 

étaient très actifs en France, et organisaient des réunions,

des fêtes, afin de partager ensemble amertume et nostalgie.

Mais ils pleuraient aussi les leurs, famille ou amis,

qui étaient restés au pays. Irène était toujours gênée,

à quarante ans passés, un mari, des enfants,

de ne se sentir attachée à aucune communauté.

En outre, hors de question qu’elle en parlât à ses filles.






*






[…]






*






Dans la cuisine, préoccupée seulement par les casseroles, l'eau qui bout, répétant maladroitement les gestes de mes ancêtres, qu'on ne m'a pas appris, je me rassure, tous ces outils pratiques, faciles à employer, consolation de ces objets de métal ou de bois, dociles en quelque sorte, et moi au milieu d'eux à les guider, oublieuse, comme affranchie de toute parole.







*






Irène faisait des cauchemars de plus en plus fréquents,

de plus en plus violents. Au réveil, l’apaisaient

de simples odeurs quotidiennes :

celle de l’eau frémissant dans la casserole,

ou encore du café moulu contenu dans un sachet 

que son mari, levé avant elle, venait juste d’ouvrir.

Elle affichait un air serein, une mine calme et enjouée 

comme si c’était toujours les autres 

qu’il fallait rassurer, comme si conjurer l’enfance 

nécessitait de jouer un rôle. 

L’enfance qui, au fil des années, lui revenait plus vive 

à mesure qu’elle s’éloignait, 

opiniâtre à l’image de cette petite fille 

qu’elle se rappelait avoir été.






*






Les filles ramènent des camarades de classe à la maison.

Irène les laisse jouer sans intervenir, avec une réserve amusée.

Les gamines s'attachent vite à elle, pour une raison qui lui échappe,

car elle ne se sent pas digne de leur affection.

Elles aiment ses silences complices et ses regard indulgents

quand elles ne respectent pas tout à fait les usages, parlent fort,

se chahutent, rient et chantent à travers les rues.







*






« L’amour des autres me semble douteux,

sauf celui de mes enfants,

celui-là est authentique, mais je ne le mérite pas, 

comme si c’était trop facile.

Moi aussi, je me rappelle avoir aimé mon père,

parce qu’il était mon père,

parce qu’on me disait 

qu’une petite fille aime son père,

je ne sais plus très bien, peut-être 

ai-je cru l’aimer. Il y en a que ça enivre,

la dépendance d’un enfant, qu’on prend

pour de l’amour. Ça les rend même violents.

Pour ma part, elle m’oblige, la confiance 

qu’on me porte, elle me remplit d’effroi,

que j’en sois digne ou non ».





*







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