Suite des Cendres
Elle marche à rebours dans les lacets
de la mémoire,
des secrets au poing,
dont certains lui furent échus :
dépôt, leg, ou don ;
elle emporte avec elle
ses propres traces et celles des autres ;
multiplie les fausses pistes,
les faux fuyants,
disparaît.
Non pas qu’il fût impossible de rien
éventer, mais
elle redoutait l’écho
d’une vaste indifférence.
Chacun prétendait la chercher,
retenant toutefois les chiens
aux trousses de la victime désignée
pour le sacrifice.
Généalogie
Émilienne G., née en 1904, fille d’Émile et Irma,
ma lointaine cousine
morte peu de jours avant ses dix-huit ans.
Ses parents s’étaient mariés précipitamment
suite à la grossesse de Marthe, 16 ans,
la sœur d’Émile, mise enceinte par un inconnu
alors qu’elle vivait encore au foyer familial.
Lorsqu’Émilienne atteint l’adolescence,
Émile insista pour qu’ils couchassent
ensemble, puis, pendant une tournée commerciale,
il la viola dans sa roulotte à plusieurs reprises.
Elle confia les faits à sa mère et à l’un de ses frères ;
le garde champêtre fut mis au courant.
En découla un procès relayé par la presse locale,
au terme duquel Émile fut reconnu coupable,
et condamné à de la prison pour « attentat
à la pudeur », ainsi qu’à la déchéance
de ses droits paternels sur toute sa postérité.
Certains enfants furent placés.
Irma et Émilienne fuirent dans une autre ville,
mais désormais sans revenus,
elles tombèrent dans la misère.
La jeune fille fut embauchée dans une usine
de munitions créée pour rendre inoffensifs
et détruire les obus qu’on n’avait pas utilisés
durant la Première Guerre Mondiale.
Émilienne triait des amorces, métier
ingrat réservé aux ouvrières.
Des accidents survinrent un matin de mai :
des obus explosèrent,
faisant plusieurs victimes.
Sa jambe fut déchiquetée, son bras criblé d’éclats,
et son visage fut en partie brûlé.
Elle meurt de ses blessures le lendemain
à l’hôpital, amputée, méconnaissable.
Tragiquement impossible d’échapper à la violence.
Celles qui la révèlent, la malédiction les rattrape,
semble-t-il, et s’acharne. Mais par révolte
par désespoir, ou sens de la justice,
elles risquent cette parole.
L’été dernier, tandis qu’un train m’emportait,
quelqu’un s’est suicidé en se jetant sur les rails.
J’ai entendu ses os se briser
sous le poids de la machine, un bruit
de pierres broyées.
Sur l’écran du médecin, devaient apparaître,
peu de jours plus tard, les quatre bourgeons
des membres de mon enfant.
Le sang éclaté du martyr, versé pour aucun
dieu, ne coule plus dans nos veines.
La fuite d’Émilienne
avait pris fin précisément
un siècle avant que ne commence la mienne.
« Écris avec tes tripes »
Songeant aux porcs éventrés
des boucheries,
je me dis
que de tous les malheurs
qui m’ont été échus,
celui-ci,
au moins,
m’a été épargné.
*
Je n’aime pas les tripes,
peut-être par dégoût
non tout à fait assumé
de la viande,
ou peut-être
par peur de voir
les miennes
étalées à leur tour ;
peut-être parce que,
selon le sens figuré,
les tripes
font référence
à un certain courage
dont je suis lasse
de faire preuve —
d’ailleurs,
peut-être les preuves
ne sont-elles pas
dans les tripes,
que des haruspices
amateurs
se plaisent à trifouiller.
Comme la peur, la colère se déplaçait, farceuse,
d’objet en objet, fixée sur l’un,
puis l’autre. La colère était vagabonde.
J’aurais voulu trouver quelqu’un
à honnir par procuration. Quelqu’un d’utile :
aisément, commodément exécrable.
Mais la haine, comme la colère, comme la peur,
ricochait, caillou jeté sur l’eau,
bref mouvement concentrique, et sous le courant
trompeur emportant ces ondulations,
les visages de Gorgones et ma terreur intacte.
Que faire de ce qui fut confié,
avec lequel je suis désormais seule ?
Secrets brûlants d’abus,
de mépris, de cruauté ; connaissance
du mal
qui fait écho à la mienne,
l’ancienne, l’intime.
Qui entendra mon témoignage,
et quelle sera la sentence ?
Dans aucun monde, justice
ne sera rendue.
Ni pour eux, ni pour nous.
Le mystère est ici comme un animal
terrible,
qui nous suit en silence.
Singes
Cramponnés à la fourrure
rousse et ocre des adultes,
des tamarins-lions,
de quelques semaines.
« Famille des Callitrichidae »
est-il écrit sur un panneau
que tu ne sais pas lire,
toi qui, de peu de mois,
les précèdes en ce monde.
« Des singes marrants »,
dit une fillette. Portée
par tes parents, impassible,
tu les contemples
de l'autre côté de la cage,
Sapiens sapiens.
Neuf mois, et tu t’amuses à souffler sur les vitres
afin de dissiper d’un geste frénétique
la vapeur que tu y as formée, l’image floue
et bleutée qui couvre ton reflet.
Tu souffles, et se métamorphose
le monde qui t’entoure, si nébuleux encore ;
mais il arrive aussi qu’au lieu de tout effacer,
tu regardes, soudain pensive,
l’empreinte de ta main au milieu de la buée.
Elle laisse apparaître un peu de ce visage
que tu ne reconnais pas pour tien.
*******
Une clameur fuse dans la nuit glacée.
Du fond de notre lit,
nous comprenons à ces cris que minuit
est passé. Notre enfant dort
paisiblement dans la chambre d’à côté,
elle dont l’âge n’a pas même
accompli une année.
Demain nous ferons ce que nous faisons
d’ordinaire, nous promener
au jardin dans la lumière encore neuve,
petit-déjeuner sur un banc.
Il n’y aura d’inhabituel que le calme
succédant à la nuit du Nouvel An.
*******
Tombent giboulées de lumière
sur la paille que fourragent les singes ;
tombe soleil oblique sur le visage
de Nénétte, menton posé sur la main.
Peut-être dans la fillette
qui se tient face à elle, reconnaît-elle
l’enfant ? Et dans celle qui le fut ?
Comme nous autres humains
chérissons nos tristesses
d’un printemps tardif — en cage
où nous plaçons les dieux vivants.
*******
Louange
Tu ne sais pas parler encore
et tu t’essaies à la lecture,
fascinée en premier lieu
par la lettre O, que tu reconnais
dans chaque figure ronde,
et prononces avec entrain :
O le cadran de l’horloge,
O le cercle solaire dessiné
sur tes livres, le zéro,
les panneaux. Est-ce l’oméga
ou l’omicron, le grand
ou le petit O ? peu importe.
D’étonnement, ta bouche forme
aussi un O, car toute chose
est verbe, Ô alphabet du monde.
Entrée par erreur dans le mauvais
soap opera aux saisons interminables
et déjà bien avancées
voilà l’impression que me laissait ma vie
embardées et menaces coups
et détails sordides
un rôle secondaire fonction sex symbol
ce personnage qui
toutes lumières rallumées
regardait à la fin perplexe et incrédule
passer le générique
Premier novembre
J’ai sans cesse peur de manquer ;
ainsi je fais des réserves
de bocaux,
de mouchoirs,
et j’entasse des habits.
N’être pas prise en défaut,
s’accrocher tant bien
que mal
à des preuves.
Est-il un jour des souvenirs ?
Dans la châtaigneraie,
on ramassait
illégalement des bogues
(bien que nous ne fussions
pas pauvres).
Cela me faisait si honte
que j’ai vomi dans mon panier.
Vent d’hiver, écosse tout
ce fatras, ouvre les placards,
aère ; oust !
Qui retiendra mon récit
à part toi mon amour
bien qu’il n’ait rien à voir
avec l’amour
À tous se dérobe
se disperse et s’amenuise
ce récit inaudible
sauf de toi mon amour
Ce n’est pas une histoire
malgré sa redoutable
son implacable cohérence
Les mots se désintègrent
à mesure qu’il avance
La proue de l’horreur
fend un mur de poussière
et traverse la nuit
sans sillage
Mon amour
*******
Formation académique par
chaleur estivale.
Une bouteille en plastique
remplie d’un liquide
écarlate ; des bandelettes
pour réaliser un garrot.
Cela m’a rappelé l’eau
qu’encore enfant
j’avais bue, pour étancher
ma soif, et qui m’avait
rendue malade ;
m’a rappelé les traces
que laissaient mes ongles
rouges, alors qu’entre
deux viols
je passais des concours ;
m’a rappelé des scènes,
que je n’ai jamais vues,
que j’ai cru voir
pourtant, avant
qu’elles ne survinssent.
« Viens, nous allons jouer
à mourir pour de faux ».
*******
Crossroads
C’est la saison où les cerisiers explosent
et s’effondrent en flétrissant
comme des pâtisseries qui s’affaissent
lentement
d’être laissées à l’air libre ;
ou alors, pour reprendre
l’image qui te hante,
comme l’océan Pacifique
retombant sur lui-même en une
blanche oraison.
*******
Les cloches
carillonnaient contre le vent des montagnes,
les brumes de la mer,
tranchantes et glaciales comme le fil
d’un glaive.
Près d’une basilique,
le musée, ancien cloître, était désert.
J’avais atteint la veille la toute
dernière station de mon voyage en train,
des centaines de kilomètres
pour traverser les salles de ce lieu
tranquille.
Les loups, dans la pénombre, ne semblaient
rien attendre,
esseulés, en déroute.
C’est alors que la pluie, par la fenêtre close,
a commencé sa danse,
doux contrepoint aux cloches,
en ce printemps naissant
où nous devions nous connaître.
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