Suite des Cendres








Elle marche à rebours dans les lacets 

de la mémoire,

des secrets au poing, 

dont certains lui furent échus :


dépôt, leg, ou don ;


elle emporte avec elle

ses propres traces et celles des autres ;


multiplie les fausses pistes, 

les faux fuyants,

disparaît.


Non pas qu’il fût impossible de rien 

éventer, mais 

elle redoutait l’écho 

d’une vaste indifférence.


Chacun prétendait la chercher,

retenant toutefois les chiens


aux trousses de la victime désignée

pour le sacrifice.









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Nul n'aurait pu prédire
qu'une fleur, puis une autre
feraient céder la branche
d'un craquement si net ;

comme les prémices 
d'un sentiment, invisibles
pour qui ne veille
nuit et jour près de l'arbre.

L'amour a fait sécession. 
De ma fenêtre,
j'ai vu son rameau blanc
se coucher sur les ronces.

Depuis lors, il me semble
ne finir de tomber.











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Tout a pris l'odeur de la joie,
et des arbres en fleurs
qui embaument les nuits 
d'avril. La mémoire s'ouvre 
en une prière,
et se suspend aux branches.

Vacances de l'âme
et de la chair.

Lignes des mains 
furtivement embrassées,
comme on épouse,
d'une école buissonnière,
les routes dérobées.

Je ne ferai pas de promesse.

Je porte la vérité 
d'une annonce.










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Généalogie




Émilienne G., née en 1904, fille d’Émile et Irma,

ma lointaine cousine

morte peu de jours avant ses dix-huit ans. 


Ses parents s’étaient mariés précipitamment 

suite à la grossesse de Marthe, 16 ans,

la sœur d’Émile, mise enceinte par un inconnu

alors qu’elle vivait encore au foyer familial.

Lorsqu’Émilienne atteint l’adolescence, 

Émile insista pour qu’ils couchassent

ensemble, puis, pendant une tournée commerciale,

il la viola dans sa roulotte à plusieurs reprises.

Elle confia les faits à sa mère et à l’un de ses frères ;

le garde champêtre fut mis au courant.

En découla un procès relayé par la presse locale,

au terme duquel Émile fut reconnu coupable,

et condamné à de la prison pour « attentat

à la pudeur », ainsi qu’à la déchéance 

de ses droits paternels sur toute sa postérité. 

Certains enfants furent placés.

Irma et Émilienne fuirent dans une autre ville,

mais désormais sans revenus, 

elles tombèrent dans la misère. 

La jeune fille fut embauchée dans une usine 

de munitions créée pour rendre inoffensifs 

et détruire les obus qu’on n’avait pas utilisés 

durant la Première Guerre Mondiale.

Émilienne triait des amorces, métier 

ingrat réservé aux ouvrières.

Des accidents survinrent un matin de mai : 

des obus explosèrent,

faisant plusieurs victimes.

Sa jambe fut déchiquetée, son bras criblé d’éclats,

et son visage fut en partie brûlé.

Elle meurt de ses blessures le lendemain

à l’hôpital, amputée, méconnaissable.


Tragiquement impossible d’échapper à la violence.

Celles qui la révèlent, la malédiction les rattrape, 

semble-t-il, et s’acharne. Mais par révolte

par désespoir, ou sens de la justice,

elles risquent cette parole. 


L’été dernier, tandis qu’un train m’emportait,

quelqu’un s’est suicidé en se jetant sur les rails.

J’ai entendu ses os se briser

sous le poids de la machine, un bruit 

de pierres broyées.

Sur l’écran du médecin, devaient apparaître,

peu de jours plus tard, les quatre bourgeons

des membres de mon enfant.


Le sang éclaté du martyr, versé pour aucun

dieu, ne coule plus dans nos veines.


La fuite d’Émilienne

avait pris fin précisément 

un siècle avant que ne commence la mienne.











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« Écris avec tes tripes »




Songeant aux porcs éventrés

des boucheries,

je me dis


que de tous les malheurs 

qui m’ont été échus,

celui-ci,


au moins,

m’a été épargné.




*




Je n’aime pas les tripes,


peut-être par dégoût

non tout à fait assumé

de la viande


ou peut-être 

par peur de voir

les miennes 

étalées à leur tour ;


peut-être parce que,

selon le sens figuré,


les tripes 

font référence 

à un certain courage 

dont je suis lasse


de faire preuve —


d’ailleurs,

peut-être les preuves

ne sont-elles pas


dans les tripes,

que des haruspices 

amateurs

se plaisent à trifouiller.











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Comme la peur, la colère se déplaçait, farceuse,

d’objet en objet, fixée sur l’un,

puis l’autre. La colère était vagabonde.

J’aurais voulu trouver quelqu’un

à honnir par procuration. Quelqu’un d’utile :

aisément, commodément exécrable.

Mais la haine, comme la colère, comme la peur,

ricochait, caillou jeté sur l’eau,

bref mouvement concentrique, et sous le courant

trompeur emportant ces ondulations,

les visages de Gorgones et ma terreur intacte.









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Que faire de ce qui fut confié,

avec lequel je suis désormais seule ?


Secrets brûlants d’abus,

de mépris, de cruauté ; connaissance

du mal


qui fait écho à la mienne,

l’ancienne, l’intime.


Qui entendra mon témoignage,

et quelle sera la sentence ?


Dans aucun monde, justice 

ne sera rendue. 

Ni pour eux, ni pour nous.


Le mystère est ici comme un animal

terrible, 

qui nous suit en silence.











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Singes




Cramponnés à la fourrure

rousse et ocre des adultes, 

des tamarins-lions, 

de quelques semaines.

« Famille des Callitrichidae »

est-il écrit sur un panneau 

que tu ne sais pas lire, 

toi qui, de peu de mois, 

les précèdes en ce monde.

« Des singes marrants »,

dit une fillette. Portée

par tes parents, impassible,

tu les contemples

de l'autre côté de la cage, 

Sapiens sapiens.











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Neuf mois, et tu t’amuses à souffler sur les vitres

afin de dissiper d’un geste frénétique 

la vapeur que tu y as formée, l’image floue

et bleutée qui couvre ton reflet.

Tu souffles, et se métamorphose

le monde qui t’entoure, si nébuleux encore ;

mais il arrive aussi qu’au lieu de tout effacer,

tu regardes, soudain pensive,

l’empreinte de ta main au milieu de la buée.

Elle laisse apparaître un peu de ce visage

que tu ne reconnais pas pour tien.











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Une clameur fuse dans la nuit glacée.

Du fond de notre lit, 

nous comprenons à ces cris que minuit

est passé. Notre enfant dort 

paisiblement dans la chambre d’à côté,

elle dont l’âge n’a pas même 

accompli une année.


Demain nous ferons ce que nous faisons

d’ordinaire, nous promener 

au jardin dans la lumière encore neuve,

petit-déjeuner sur un banc.


Il n’y aura d’inhabituel que le calme

succédant à la nuit du Nouvel An.











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Tombent giboulées de lumière

sur la paille que fourragent les singes ;

tombe soleil oblique sur le visage 

de Nénétte, menton posé sur la main.

Peut-être dans la fillette 

qui se tient face à elle, reconnaît-elle

l’enfant ? Et dans celle qui le fut ? 

Comme nous autres humains 

chérissons nos tristesses

d’un printemps tardif — en cage

où nous plaçons les dieux vivants.











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Louange 




Tu ne sais pas parler encore

et tu t’essaies à la lecture,

fascinée en premier lieu 

par la lettre O, que tu reconnais

dans chaque figure ronde,

et prononces avec entrain :

O le cadran de l’horloge,

O le cercle solaire dessiné 

sur tes livres, le zéro, 

les panneaux. Est-ce l’oméga

ou l’omicron, le grand 

ou le petit O ? peu importe.

D’étonnement, ta bouche forme

aussi un O, car toute chose 

est verbe, Ô alphabet du monde.











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           Entrée par erreur dans le mauvais

soap opera          aux saisons interminables 

et déjà bien avancées 


voilà l’impression que me laissait ma vie  


               embardées et menaces       coups

                             et détails sordides          


un rôle     secondaire     fonction sex symbol

 

    ce personnage qui


toutes lumières rallumées

regardait à la fin     perplexe et incrédule       

          passer le générique 











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Premier novembre 




J’ai sans cesse peur de manquer ;


ainsi je fais des réserves

de bocaux, 

de mouchoirs,

et j’entasse des habits.


N’être pas prise en défaut,

s’accrocher tant bien 

que mal 

à des preuves.


Est-il un jour des souvenirs ?


Dans la châtaigneraie,

on ramassait

illégalement des bogues 

(bien que nous ne fussions

pas pauvres).


Cela me faisait si honte 

que j’ai vomi dans mon panier.


Vent d’hiver, écosse tout

ce fatras, ouvre les placards,

aère ; oust !











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Qui retiendra mon récit 

à part toi mon amour 

bien qu’il n’ait rien à voir

avec l’amour


À tous se dérobe

se disperse et s’amenuise 

ce récit inaudible 

sauf de toi mon amour


Ce n’est pas une histoire

malgré sa redoutable

son implacable cohérence


Les mots se désintègrent

à mesure qu’il avance


La proue de l’horreur

fend un mur de poussière

et traverse la nuit

sans sillage


Mon amour










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Formation académique par

chaleur estivale.


Une bouteille en plastique 

remplie d’un liquide 

écarlate ; des bandelettes

pour réaliser un garrot.


Cela m’a rappelé l’eau 

qu’encore enfant

j’avais bue, pour étancher 

ma soif, et qui m’avait 

rendue malade ;


m’a rappelé les traces  

que laissaient mes ongles 

rouges, alors qu’entre

deux viols

je passais des concours ;


m’a rappelé des scènes,

que je n’ai jamais vues,


que j’ai cru voir

pourtant, avant

qu’elles ne survinssent.


« Viens, nous allons jouer 

à mourir pour de faux ».











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Crossroads




C’est la saison où les cerisiers explosent

et s’effondrent en flétrissant


comme des pâtisseries qui s’affaissent 

lentement 

d’être laissées à l’air libre ;


ou alors, pour reprendre 

l’image qui te hante,


comme l’océan Pacifique

retombant sur lui-même en une 

blanche oraison.












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Février, Ravenne.

Les cloches 
carillonnaient contre le vent des montagnes,
les brumes de la mer,
tranchantes et glaciales comme le fil
d’un glaive.

Près d’une basilique,
le musée, ancien cloître, était désert.

J’avais atteint la veille la toute 
dernière station de mon voyage en train,
des centaines de kilomètres
pour traverser les salles de ce lieu 
tranquille.

Les loups, dans la pénombre, ne semblaient 
rien attendre,
esseulés, en déroute.

C’est alors que la pluie, par la fenêtre close,
a commencé sa danse,
doux contrepoint aux cloches,

en ce printemps naissant
où nous devions nous connaître.










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