L'aubépine






Isis



Monstre dormant

Au lit de la princesse

Mes morts viendront s'échouer au bord de mes lèvres
Ma bouche leur donnera asile
Comme autrefois les papyrus

J’ai une chevelure pour habiller les absents
Des mains moites d’argile
Et des yeux noirs
Pour rendre aux spectres leur sexe

Ainsi peuplerai-je la nuit
Des palais aux iris brisés

Mais pour les vivants
Il n'y a rien que je puisse faire










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Daphné



Puis ...
Epuisé les yeux lourds
Il me dira
Réveille-toi

Il est l'heure

Dans mes paumes
Le jour plante ses dents

Regarde
Il n'est déjà plus temps

Ta chair devient feuilles
Entre mes mains tu n'es plus rien
Qu'un bruissement










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Perséphone I



Je me demande parfois si Perséphone 
est revenue
de son silence de neige ;

si dans la maison vide elle a mis l'eau à bouillir
et préparé le thé pour des convives absents.

Le printemps sage comme un vieux chien
se couche-t-il à ses pieds ? D'une beauté
intacte, malgré les miroirs retournés

se tient-elle à la fenêtre, cherchant du regard 
la jeune fille d'autrefois
passant près des violettes ?

Le vent souffle et souffle
sur la maison de Perséphone, les fleurs 
lui répondent en inclinant la tête.










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Catabase



Ce n'était que le rêve 
d'une histoire naturelle.

Dans le musée des souvenirs,
les os des sentiments 
polis par les années ; ivoire
brillant et doux. 

De vertèbre en vertèbre,
tu descendais une gamme
le long de la mémoire.

Si la musique te guidait,
pourrais-tu retrouver 
ce qui demeure sous terre ?

Je n'ai d'outils que mes mains
qui ne savent pas creuser.










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Les fiancées



Quand on est jeunes, on est simplement jeunes ; quand on l'est moins, on appartient à une génération. Quelle est la nôtre ? J'en cherche les signes. Nous n'avons pas d'enfants, ne sommes pas heureuses au travail, ou n'avons pas de travail. La beauté nous fait pleurer bêtement, et nous nous essuyons les yeux avec un sourire désolé. Nous sommes pour ainsi dire supplémentées par des machines. Nous ne sommes pas nostalgiques, et n'espérons rien de l'avenir. Nous sommes envahies de présent, si bien qu'il m'a fallu du temps pour savoir que je t'aimais. Nous ne cheminons pas ensemble, mais je crois que nos ombres, oui, et peut-être nos rêves, si nous avions des rêves. Une nuit, je suis devenue vieille, je me suis sentie couler à l'époque de mes arrière-grands-parents, quelque part sur une île grecque. Il y avait un mariage où seule l'épouse se tenait devant l'église à même la roche, une petite église blanche. Elle n'attendait personne. Les ancêtres l'entouraient en silence, et néanmoins sans solennité : comme dans un film auquel on aurait coupé le son, ou bien du cinéma muet. Sous la voilette légère, il m'a semblé te reconnaître.










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Perséphone II



Je fus un être de colère ; avant cela, de chagrin. Je prenais part à des festins amers, 
Où la tristesse emplissait les coupes. 
À des noces cruelles, 
Je buvais plus que de raison. 

De libations en sacrifice - et pour quel dieu ? - Mon corps devint plus affûté 
Comme une pierre faite pour déchirer, Transpercer l'air d'un seul mouvement. 

Je fus un être singulier, tout entier rassemblé 
Dans cette force contenue. 
Pur, sans calcul. 
Mais je priais des nuits durant, pour que le gel 
Me fende, et que mon éclatement 

Fasse naître sur la terre de froides semaisons.










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Aphrodite

 

Aussi loin qu'il m'en souvienne,
j'avais au corps cet élan
qui me réveillait la nuit.
 
Une sorte d’hymne silencieux.
J'en cherchais les accords,
je jouais avec moi-même ;
j’étais un instrument sensible,

et je pensais que ne plus désirer,
c'était comme perdre sa voix :
la possibilité d'un chant

ardent, secret et fabuleux.










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Eurydice



De quelles fêtes portes-tu
la nostalgie ? Tu n'y étais
pas invitée.
En vain ta voix tente
-t-elle de ranimer 
un passé
que tu n'as pas connu.

Incantations amères
comme les fruits secrets
qui mûrissent sous la terre.

Nul n'a su t'enseigner
la mesure de son chant.
Tu es restée distante,
de tout homme étrangère.

Dans la nuit, tu danses
au rythme de ton souffle,
pour toi seule.
Mais tu prétends bercer 
le souvenir 
d'un printemps oublié,

de sources taries
et de rosiers sauvages.










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Perséphone III



fermentent les menus indices
le grain pour les cérémonies 
riches de nuit de nostalgie 
auxquelles ma patience puise 

je sers la trembleuse l'exquise 
eau du passé chère eau de vie
mais je ne bois jusqu'à la lie
pour garder trace du délice 

dépôt du temps dont me grise





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Hespérides



Il pleut des feuilles comme de petites
Pommes d'or sur les pelouses ;
Le vent tentateur étreint doucement
Les branches, et mon corps épuisé.
Quelles vaines attentes aurons-nous
Conçues, cet été encore ?
Quels espoirs envolés avant l'heure ?
Un amoureux chuchotait :
"Il faut apprendre à partir" ; je suis
Toujours assise sur le seuil.










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Narcisse



Il rit de sa propre nuit et l'écho lui répond
Avec un brasier d'aromates.
Contre la neige il avait coupé ces herbes,
Par superstition. L'amour lui en a demandé
L'obole. Depuis, tout brûle,
Sous une voûte invisible à ses yeux dilatés.











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Décembre 



L'hiver est plein d'épines, même si la forêt est lointaine. 

Il y a des épines sur le bout de nos doigts, et un sommeil nous guette.

Il y a des épines dans nos gorges. Les voix sentent les pianos quand on ouvre leur aile noire. 

Il y a des épines dans les yeux des passants. 
Dans la charité publique.
Dans l'éclat des guirlandes.

Il y a des épines qui jonchent les allées des jardins, mais s'ils bruissent à nos oreilles, ils demeurent invisibles.

Nous sommes des jésus grelottants, qui cherchent leur couronne. 

Une épine rêve de sa rose, et la rose dort sous le givre.










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Autobiographie du Christ



Je suis né dans une ville de la Baltique ou de l'Adriatique, dans une masure bleue ou blanche comme un monastère troglodyte. La banquise léchait le seuil, ou bien était-ce le vent. Nonno fumait le cigare dans une boutique de sardines, mais peut-être était-ce un temple. Il passait pour le rejeton d'une dynastie éteinte. Il jetait son filet à la mer pour ne garder que le sel. Matka parlait l'araméen, cela semble avéré. Une humble paysane, si ce n'était une princesse. Elle fuyait un massacre : l'attestait une cicatrice causée par un couteau, ou un tir de mortier. Elle savait porter un fusil. J'étais moi-même un fusil. Elle m'avait caché dans ses jupes, avant d'imaginer le prodige de ma naissance. Tout le monde l'a crue.










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Les sorcières



Nous ne dénouerons pas nos chevelures pour des hommes de passage.

Nous sommes blanches comme des statues, ridées comme le marbre de Sienne.

Lorsque le soir tombe, nous effeuillons orties et ronces de nos mains vigoureuses.

Nous ne redoutons pas la nuit.

Nous chantons les unes aux autres des cantiques de vieilles femmes.

Personne ne tremble autant que nous, quand soudain nous nous étreignons.










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Tzipporah




Ta beauté me saisit comme le bec cruel d'un oiseau.

Tu as des airs de rapace, avec tes yeux perçants et ton nez recourbé, créature nocturne qui m'observe patiemment.

Je ne sais où tu vis. Dans une chambre sous les toits, ou dans les arbres hauts ? 

Je ne sais si tes manières sont de mauvais augure.

Je rêve parfois que tu m'enlèves, tes serres enfoncées d'un seul coup dans ma chair.

C'est ainsi que je t'aime : sans douceur, abritée sous tes atours d'oiseau calme, obscure.










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L'ogresse



Demain quelques pétales

Seront les traces
De son repas funeste.

Elle avance affamée,
Les dents luisantes.

Le jardin qui repose
Frémit de peur
En sentant sa présence,

Et son haleine
Qui s'épand doucereuse,

Tandis qu'elle courtise
Sur l'herbe tendre
Le cœur sanglant des roses.










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Du bleu, une fresque d'un bleu azur,
où rien ne se détachait, mais
émergeait confusément, comme 
d'un magma. Au commencement, il y
avait ce bleu. Les anciens Grecs
n'avaient pas de mot pour le dire ;
c'était une couleur fantôme.
Nuance première, pourtant, de mes
souvenirs. Le monde humain est tel :
le ciel qui nous surplombe et, dit-on, 
la mélancolie, la "bile noire", qui elle
aussi, avait dû prendre ce ton.
Toi qui avait son visage, pensif et 
tendre, tu en étais contaminée.
Le bleu venait s'immiscer jusque
dans tes yeux sombres, il imprégnait
tes lèvres, et courait sous ta peau,
en fine toile pareille à la mémoire.
Tes habits mêmes avaient sa teinte,
ces chemises que tu reprisais,
et tes bijoux de pacotille, brillants
de fausses pierres précieuses.
Bleue, tu étais bleue, et je tentais,
à l'horizon de la ville, de discerner
le vert qui ouvre les rameaux, 
qu'un petit bec arrache aux déserts 
du bitume, aux marées de lumières,
aux rêveries des reines déchues.










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Lucien



Sur les terrasses marines court une rumeur. Chacun tend l'oreille à ses accents de sel, sauf lui.

Un garçon que les brumes n'effraient plus. On dit qu'il revient aux saisons froides. Il prend soin des champs inféconds, des jardins envahis par les sables, et n'a gardé qu'un bouquet d'ivraie des récoltes passées.

Sans doute se refuse-t-il aux consolations.

Dans le pays, ce sont partout ses noces que l'on évente.











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Le vagabond



Reviendras-tu
Blanchir de tes pas
Ma nuit ?

Où flânes-tu donc
Nomade ?
Jusqu'à l'aurore

J'ai veillé
À rompre la lune
De pain noir

Pour la tendre
À ton cœur mendiant










*










Sept



Je cache dans mes bottes sept
lieues de colère, sept chambres
de Barbe-Bleue. Sept fils
qui ne naîtront pas. Le père
tourne sept fois sa langue d'ogre
dans sa bouche. Sept fois sept fois
sept mots ricochent contre le cuir.
Question d'arithmétique. Les mots
tus se démultiplient, et la colère
aussi. Je soigne sept couples
de pigeons aux ailes ensanglantées
dans l'arche de mes bottes.
À leur bague est attachée
la nouvelle de mes morts.
Le septième jour, je ressuscite.











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