Poèmes de Louise Glück (traductions)









POÈMES DE LOUISE GLÜCK EXTRAITS DE L'IRIS SAUVAGE











L'iris sauvage



Au bout de ma douleur
se trouvait une porte.

Écoute-moi attentivement : ce que tu appelles la mort
je m'en souviens.

Au-dessus de moi, des sons, le bruissement des branches de pin.
Ensuite, plus rien. La lumière pâle
du soleil vacilla sur l'espace aride.

Il est terrible de survivre
en tant que conscience
ensevelie dans la terre obscure.

Et puis ce fut tout : ce que tu crains, être
une âme, et incapable
de parler prenant brutalement fin, la terre âpre
se courbant quelque peu. Et ce que je crus être
des oiseaux se lançant dans de petits arbustes.

Toi qui ne te souviens pas
du passage depuis l'autre monde
je te le dis, je pouvais parler à nouveau : tout ce qui
revient de l'oubli revient 
pour trouver une voix :

du centre de ma vie surgit
une grande fontaine, des ombres
d'un bleu foncé sur l'azur de la mer.









*******










La rose blanche



La terre, c'est cela ?
Je n'y ai donc pas ma place.

Qui es-tu, à la fenêtre éclairée,
toi dont les feuilles vacillantes de la viorne
projettent maintenant les ombres ?
Pourrais-tu survivre où je ne subsisterai pas
au-delà du premier été ?

Toute la nuit les branches fines de l'arbre
bruissent en remuant à la fenêtre lumineuse.
Explique ce qu'est ma vie, toi qui ne fais aucun signe,

malgré mes appels dans la nuit :
je ne suis pas comme toi, je n'ai pour voix
que mon corps ; je ne peux pas
disparaître en silence -

Et dans le matin froid
sur la surface sombre de la terre
les échos de ma voix partent à la dérive,
blancheur que l'obscurité ne cesse d'absorber

comme si tu me faisais finalement signe pour me convaincre
que toi non plus tu ne pourrais pas survivre ici

ou me montrer que tu n'es pas la lumière que j'appelais
mais les ténèbres qui se trouvent derrière elle.










*******










Lamier



C'est ainsi qu'on vit quand on a le cœur froid.
Comme moi : dans l'ombre, étendu sur une roche froide
sous les grands érables.

Le soleil me touche à peine.
Je le vois parfois au début du printemps se lever dans le lointain.
Puis des feuilles poussent devant lui, et le recouvrent entièrement.
Je le sens luire à travers elles de façon erratique,
comme quelqu'un qui frappe un verre d’une cuillère en métal.

Tous les êtres vivants n'ont pas
le même besoin de lumière. Certains d'entre nous
fabriquons notre propre lumière : une feuille argentée
comme une route impraticable, un lac d'argent
peu profond, dans l’obscurité, sous les grands érables.

Mais cela, tu le sais déjà.
Toi et d'autres qui pensent vivre
pour la vérité, et par extension, l'amour
tout ce qui est froid.










*******










Flocons de neige



Sais-tu ce que j'étais, comment je vivais? Tu sais
ce qu'est le désespoir ; l'hiver
doit donc avoir un sens pour toi.

Je ne m'attendais pas à survivre,
la terre m’engloutissait. Je ne m'attendais pas
à me réveiller, à éprouver
mon corps dans la terre humide
à nouveau capable de réagir, de se rappeler
comment s'ouvrir, après si longtemps,
dans la lumière froide
des débuts du printemps –

effrayée, oui, mais de retour parmi vous
m'écriant oui, risque la joie

dans le vent âpre du nouveau monde.










*******










Neige printanière



Regarde le ciel nocturne :
j'ai deux identités, deux sortes de pouvoir.

Je me tiens près de toi, à la fenêtre,
et j'observe tes réactions. Hier
la lune s'est levée sur la terre humide du jardin en contrebas.
À présent, la terre brille de même que la lune,
comme de la matière morte incrustée de lumière.

Tu peux maintenant fermer les yeux.
J'ai entendu tes cris, et d'autres avant les tiens,
et derrière eux leur souhait.
Je t'ai montré ce que tu désires :
non la croyance, mais la soumission
à l'autorité, qui repose sur la violence.










*******










Le vent qui retombe



Quand je vous ai créés, je vous aimais.
Désormais, je vous plains.

Je vous ai donné tout ce dont vous aviez besoin :
un lit de terre, une couverture de ciel bleu -

Plus je m'éloigne de vous,
plus clairement vous m'apparaissez.
Vos âmes devraient être immenses maintenant,
ce qu'elles ne sont pas,
petites choses parlantes -

Je vous ai offert chaque présent :
le bleu du printemps à l'aube,
le temps que vous ne saviez employer -
vous vouliez davantage, ce présent-là
qui était réservé à une autre création.

Quoi que vous espériez,
vous ne vous retrouverez pas au jardin,
parmi les herbes.
Vos vies ne sont pas circulaires comme les leurs :

vos vies sont le vol d'un oiseau
qui commence et s'achève immobile -
qui commence et s'achève, leur forme
faisant écho 
à cet arc du bouleau blanc 
au pommier.










*******










Violettes 



Parce que dans notre monde
quelque chose est toujours caché,
petit et blanc,
petit et ce qu'on qualifie
de pur, nous ne portons pas
notre deuil comme toi, cher
maître souffrant ; tu n'es pas
plus perdu que nous, sous
l'arbuste, l'aubépine aux rangs
de perles semblables : qu'est-ce
qui t'a amené parmi nous,
qui pourrions t'apprendre, même
si tu t'agenouilles et pleures,
à joindre tes deux mains,
ne sachant rien, malgré toute
ta grandeur, de la nature de l'âme
qui est immortelle : pauvre et
triste dieu, soit tu n'en as aucune
soit tu ne la perds jamais.










*******









La porte d'entrée



Je voulais rester comme j’étais,
immobile, comme le monde ne l’est jamais,
non au cœur de l’été, mais au moment juste avant
l’éclosion de la première fleur, le moment
où rien encore ne s'est achevé -

non le cœur de l’été, l'enivrant,
mais le printemps tardif, l’herbe pas encore
haute à l'orée du jardin, les tulipes précoces
qui commencent à s'ouvrir -

comme un enfant hésitant à la porte d'entrée, observant les autres,
ceux qui partent les premiers,
un amas de membres crispés, épiant
les échecs d'autrui, les vacillements exposés en public,

avec cette confiance féroce de l'enfant en une puissance imminente,
s’apprêtant à vaincre
ces faiblesses, à ne succomber
à rien, l’instant qui précède
immédiatement la floraison, l’ère de la maîtrise

avant l’apparition du don,
avant la possession.










*******










Vêpres



Jadis je croyais en toi ; je plantai un figuier.
Ici, dans le Vermont, la contrée
qui ne connaît pas d'étés. C'était un test : si l'arbre survivait,
cela prouverait ton existence.

Selon cette logique, tu n'existes pas. Ou bien tu existes
uniquement sous de plus chauds climats,
dans la ferveur sicilienne, au Mexique, en Californie,
où mûrissent les inimaginables
abricots, les pêches fragiles. Si ça se trouve,
en Sicile on peut voir ton visage ; ici, on aperçoit à peine
l'ourlet de ton habit. Je dois prendre sur moi pour partager
les récoltes de tomates avec John et Noah.

S’il est une justice dans quelque autre monde, ceux
que la nature force comme moi
à mener une vie d'abstinence, doivent
obtenir la part du lion en tous domaines, pour tout
ce qui suscite la faim, l'appétit étant
une façon de te louer. Et personne n’adresse ses louanges
avec plus d'intensité, plus de désir réprimé que moi,
et ne mérite davantage de s'assoir à ta droite, si elle existe,
participant aux choses périssables, la figue immortelle
qui ne voyage pas.










*******










Vêpres



Plus que tu ne m'aimes, tu aimes très certainement
les animaux des champs, voire, 
certainement, le champ lui-même, persemé en août
d'asters et de chicorée :
je sais. Je me suis comparée
à ces fleurs, le registre de leurs sentiments
bien plus infime et sans question ; et aussi au mouton blanc,
en réalité gris : je ne suis faite
que pour te louer. Pourquoi donc
me tourmenter ? J'observe l'épervière,
le bouton d'or protégés des troupeaux
parce qu'ils sont vénéneux : la souffrance
est-elle ton présent, afin que 
je sois consciente de mon besoin de toi, comme si
c'était nécessaire pour te louer,
ou m'as-tu abandonnée
pour le champ, les agneaux impassibles 
qui prennent au crépuscule une couleur argentée ;
les vagues d'asters sauvages et de chicorée qui brillent
bleu clair et bleu foncé, puisque tu sais déjà
combien ils sont semblables à ton habit.










*******










Vêpres : parousie



Amour de ma vie, tu
es perdu et
me voici de nouveau jeune.

Quelques années passent.
Dans l'air résonne
une musique de fille ;
au jardin devant la maison
le pommier croule
sous les fleurs.

J'essaie de te faire revenir,
c'est toute la raison d'être
de l'écriture.
Mais tu es parti pour toujours,
de même que dans les romans russes,
tu as dit quelques mots dont je ne me souviens plus –

Combien le monde est luxuriant,
comme il est plein de choses qui ne dépendent pas de moi –

Je vois les fleurs se flétrir,
non plus roses,
mais d'un vieux, vieux blanc jaunissant –
les pétales semblent flotter
et palpiter doucement
sur l'herbe éclatante.

Quel néant tu étais,
pour être si vite transformé
en image, en parfum –
tu es partout, source
de sagesse et de douleur.








*******










Vêpres



Ta voix s'en est allée ; je t'entends à peine.
Ta voix étoilée n'est qu'ombre à présent,
et la terre obscure à nouveau
avec les grands changements de ton cœur.

Et durant le jour, çà et là l'herbe brunit
sous les vastes ombres des érables.
À présent, le silence s'adresse partout à moi

donc il est clair que je n'ai pas d'accès à toi ;
je n'existe pas pour toi, tu as barré
mon nom d'un trait.

Comment peux-tu nous mépriser
au point de croire que seule la perte
nous marque de ton pouvoir,

les premières pluies de l'automne font trembler les lys blancs -

Quand tu pars, tu pars absolument,
tu soustrais la vie visible de toutes choses

mais pas de toute vie,
de peur qu'on ne se détourne de toi.










*******










Coucher de soleil



Ma grande joie,
c'est le son de ta voix
qui, même désespérée, m'appelle ; ma tristesse,
que je ne puisse pas te répondre
dans des termes que tu accepterais comme miens.

Tu ne crois pas en ton propre langage.
C'est pourquoi, d'une autorité
tu investis les signes
que tu ne pourrais aucunement lire avec justesse.

Et pourtant, ta voix m'atteint toujours.
Et constamment je te réponds,
ma colère passant
comme passe l'hiver. Ma tendresse
devrait t'apparaître
dans la brise du soir d'été
et dans les mots qui deviennent
ta propre réponse.










*******








Berceuse



Il est temps de te reposer à présent ; tu t'es
suffisamment agitée pour aujourd'hui.

Le crépuscule, puis le début de la nuit. Les lucioles
dans la chambre clignotent çà et là, çà et là,
l'été emplit la fenêtre ouverte de sa profonde douceur.

N'y pense plus.
Écoute mon souffle, ton souffle
comme des lucioles ; chaque soupir
est un éclat où le monde apparaît.

J’ai assez longtemps chanté pour toi, les nuits d'été.
Je finirai par avoir raison de toi ; le monde ne peut pas
te donner cette vision prolongée.

Tu dois apprendre à m'aimer.
Les êtres humains doivent apprendre à aimer
le silence et l'obscurité.










*******









Le lys argenté



Les nuits se sont encore rafraîchies, comme les nuits
du début du printemps, et elles sont à nouveau calmes. La parole
te dérange-t-elle ? Nous sommes
seuls à présent ; nous n'avons pas de raison de nous taire.

Vois-tu, au-delà du jardin - la lune se lève.
Nous ne verrons pas la prochaine pleine lune.

Au printemps, quand la lune s'est levée, cela voulait dire
que le temps était infini. Des flocons de neige
s'ouvraient et se refermaient, en s'envolant
les graines assemblées des érables formaient de clairs courants.
Blanc sur blanc, la lune s'est levée sur le bouleau.
Et, dans la fourche où l'arbre se divise,
les feuilles des premières jonquilles, d'un vert-argenté très pâle,
à la lumière de la lune.

Nous nous sommes tous deux approchés trop près de la fin
pour redouter la fin. Par ces nuits, je ne suis même plus très sûr
de savoir ce que signifie la fin. Et toi, qui as été avec un homme -

après les premiers cris,
la joie, comme la peur, ne fait-elle aucun bruit ?









*******







POÈMES DE LOUISE GLÜCK EXTRAITS D'AUTRES RECUEILS











Nostos



Dans le jardin se trouvait un pommier -
il y a bien de cela
quarante ans - et derrière lui
juste un pré. Des touffes
de crocus dans l'herbe humide.
Je me suis tenue près de la fenêtre :
fin avril. Les fleurs
printanières dans le jardin du voisin.
Vraiment, combien de fois
l'arbre a-t-il fleuri à mon anniversaire,
le jour même, ni
la veille, ni le lendemain ? Substitution
de l'immuable
pour le changeant, l'évolutif.
Substitution de l'image 
pour la terre sans répit. Que sais-je
de cet endroit,
du rôle d'arbre qu'un bonsaï a joué
pendant des décennies, des voix
s'élevant des terrains de tennis - 
Des champs. L'odeur de l'herbe haute, 
fraîchement coupée. 
Comme on l'attend d'un poète lyrique.
Nous regardons le monde 
une seule fois, dans l'enfance.
Le reste n'est que mémoire.




[Extrait de Meadowlands]










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Hyacinthe, IV



La beauté meurt : de là provient 
la création. Au-delà du cercle des arbres 
les courtisans tendaient l'oreille
à l'appel de la colombe, à la douleur
qu'il transmettait, uniforme, innée ;
et ils restaient à l'écouter 
entre les murmures des saules. 
Était-ce le dieu se lamentant ?
Ils écoutaient attentivement. Et l'espace
d'un instant, tout son n'était que tristesse.




[Extrait de The Triumph of Achilles]










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Du Japonais, IV



Nous nous promenions dans les jardins japonais,
parmi les cerisiers dénudés,
sur le chemin que tu avais choisi
sciemment dans la désolation de novembre 

comme si c'était moi qui avais mis en ordre
les pétales, les sombres
noyaux des fruits -

Tout près, un petit garçon 
faisait voguer son bateau de bois,
de-ci de-là, de-ci de-là.
Le fil s'est soudain rompu ; le bateau
a été emporté vers la cascade.

"Désormais, je ne connaîtrai plus 
la quiétude", as-tu dit, "puisque tu m'as menti,
ni la joie". L'enfant
a couvert son visage de ses mains.

Il est un autre monde,
qui n'est ni d'air, ni d'eau,
mais de vide où à présent 
un symbole est entré.




[Extrait de The Triumph of Achilles]










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Le balcon



C'était une nuit comme celle-ci, à la fin de l'été.

Nous avions loué, je m'en souviens, une chambre avec balcon.
Pour combien de jours et de nuits ? Cinq, peut-être ; pas davantage.

Même sans nous toucher, nous faisions l'amour.
Nous restions au balcon dans la nuit d'été.
Et quelque part au loin, les rumeurs de la vie humaine.

Nous étions les monarques qui seraient bientôt couronnés,
bien disposés à l'égard de leurs sujets. Juste en-dessous de nous,
le bruit d'une radio allumée, un aria que nous ne connaissions pas alors.

Quelqu'un mourant d'amour. Quelqu'un à qui le temps 
avait ravi son unique bonheur, qui était désormais seul,
appauvri, sans beauté.

Les notes frénétiques d'une peine insoutenable, d'isolement et de terreur,
les lentes phrases des mouvements ascendants, presque impossibles à exécuter,
tout cela dérivait sur l'eau sombre
comme dans une extase.

Une si petite erreur. Et de nombreuses années plus tard,
la seule chose qui subsistait de cette nuit, des heures passées dans cette chambre.




[Extrait des Sept Âges]









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Une œuvre de fiction



En tournant la dernière page, après de nombreuses nuits, une vague de chagrin m'a enveloppée. Où s'en étaient-ils allés, ces gens qui m'avaient semblé si réels ? Pour me changer les idées, je suis sortie marcher dans la nuit ; par instinct, j'ai allumé une cigarette. Dans l'obscurité, elle rougeoyait, comme le feu d'un survivant. Mais qui aurait pu voir cette lumière, ce petit point parmi les étoiles infinies ? Je suis restée quelques temps dans l'obscurité, et ma cigarette rougeoyait tout en rapetissant, et chaque bouffée me détruisait patiemment. Si faible, si brève. Brève, brève, mais elle était désormais en moi, où les étoiles ne pourraient jamais se trouver.




[Extrait de Nuit de foi et de vertu]









Traductions d'Oriane Celce.







Commentaires

  1. Bonjour Oriane Celce,
    Je souhaiterais publier des poèmes de Louise Glück et Wikipedia m'amène vers vous.
    Seriez-vous d'accord pour que je publie des poèmes de votre blog ou des inédits
    avec la version anglaise dans la revue l'intranquille n°20 (sortie en février 2021)
    je vous enverrai des liens et nous échangerons si vous me donnez vos coordonnées.
    Françoise Favretto L'INTRANQUILLE & ATELIER DE L'AGNEAU ÉDITEUR
    on trouve la revue (19 livraisons) à l'autre livre 13 rue de l'école polytechnique, Paris 5° à TEXTURE dans le 19°, à SOLEILS 23 rue de Fleurus, 6°..sinon les numéros sont égrainés ici https://www/atelierdelagneau.com ou sur http://chronercri.wordpress.com cordialement,

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    1. Bonjour Madame,
      Je serais très heureuse de voir ces poèmes publiés dans votre revue. Vous pouvez me joindre à l'adresse orianevilain@gmail.com.

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  2. très beaux poèmes et traduction sensible

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