Cendres











Commencements



Je demandai à maman ce que j’étais avant de naître.
« Tu étais une graine ». Et avant d'être une graine ?
« Tu étais un songe ». À ces mots, je me figurai un ange
Voletant dans le noir, dans l'attente qu'une place
Se libère sur la terre. Mais d'où provenait cet être ?
« Du désir de maman ». Ainsi les femmes créaient-elles
Ces choses ailées destinées à germer, dans un cycle
De métamorphoses qui me semblait douteux. Un ange,
Puis une plante, et finalement une fille. Bizarre.
« Ils n'existent pas vraiment, ce sont des idées ». Je fus
Une idée avant d'être femme, une impalpable créature
Conçue le temps d'un vœu. Bien souvent ai-je alors
Cherché ce qui restait du rêve qui m'avait engendrée.












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Biographie d'une aïeule



Marie-Marguerite, sage-femme, née à Pothières en 1798, tu ne savais pas signer. Sans doute n'avais-tu pas reçu de véritable instruction. D'autres se sont pourtant formées auprès de toi : tes filles, tes belles-filles, et leurs filles sur des générations. Un art que de mettre au monde, c'était là votre commun savoir, réputé, reconnu sur les états civils. L'un d'eux te représente d'ailleurs, à l'occasion d'un mariage, ondoyant un enfant. Vous aviez ce pouvoir sacré d'accorder le baptême, vous dont les yeux fatigués n'auraient su lire la Bible. Vous avez été enterrées quelque part, on ne sait où, rappelées seulement, dans les cimetières locaux, par ces dizaines de noms que vous avez fait naître.










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Les peluches



Kikia, Tobias et Bonbon me sourient toujours, et ils m'aiment, inconditionnellement. Moi aussi je les aime comme des frères et sœurs, ou comme Minoute, la chatte de la famille. Ils eurent la forme d'animaux, mais mes doigts et ma bouche les ont peu à peu remodelés, et désormais ils n'ont plus de contours reconnaissables, des bouts de tissus mous et doux imprégnés de mon odeur. Je veille à ce qu'ils aient bien chaud la nuit, en les cachant sous ma couverture à mes côtés. Je les nourris dans ma dînette. Je prends soin d'eux avec ma générosité d'enfant. Je crois parfois reconnaître dans ces petites peluches les âmes des morts réincarnées, qui cherchent dans les objets un nouveau gîte. Cela m'incite à ne jamais les négliger, Kikia, Tobias, Bonbon.










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Fin'amor

 

J'ai été marieuse
sous les arches de lierre
de l'école maternelle ;
j'avais choisi pour office
d'accorder les mains.

Moi je n'avais guère
de mari : j'étais
un frère, un père
aux amies orphelines,
et parfois même
un chevalier servant.

"Ma rose, tu es ma rose,
l'unique rose"

Je courtisais les filles
comme un amant
parfait, quand les contes
nous enveloppaient
de promesses furtives.












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L'alphabet



Le corps des femmes est fait de lettres :
un "v" entre les cuisses, sur la partie
qui me fascine, évasive comme des ailes
de cygne, et douce ; un "o" sur le ventre
arrondi ; un "n" si les jambes s'espacent ;
et d'autres encore quand elles dansent.
C'est ainsi que j'apprends l'alphabet
des silhouettes humaines : face à elles
et face à moi-même, épiant nos gestes,
cherchant mes mots dans les miroirs.












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L'icône

 

Je suis venue au monde pour te guérir,
Et toutes celles avant toi.
Je vous dois, thaumaturge, d'accomplir
Des miracles, réparant la perte,
Révoquant les absences.
Dans mon âme se rejouent,
Écheveau de mélodies,
Les tourments des générations.
Et tu me regardes, désolée
Devant mon impuissance, et mes traits
Fins comme de craie, qui ne présentent
Rien qu'une icône de vos tristesses.












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Flânant à l'église bien que je ne fusse pas chrétienne,
mon regard était attiré par les larges vitraux 
qui évoquaient les vies saintes, dont celle de Martin
déchirant son manteau. Lui, bien droit, sur son cheval,
et le mendiant debout, courbé, à moitié nu. Ma mère
m'avait raconté que ma grand-mère dans la misère
allait à l'école sans chaussures en hiver.
Je supposais donc qu'être pauvre, c'était manquer 
d'habits. Dans l'armoire de mes parents, je volais
des foulards, des chemises et des robes
pour m'enrouler dans leur odeur, les soieries douces 
et chaudes, le coton rassurant. Ainsi parée,
je me sentais reine de quelque royaume, comédienne
ou danseuse, mais j'espérais également contenir 
le malheur, peut-être venger mes aïeules :
elles n'avaient eu ces armures de tissus châtoyants.













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« Les jours de vent à la nuit tombée, on entend des fantômes parler ». C'est ainsi que les arbres furent déclarés hantés, des voix basses et légères les traversant le soir, quand je sortais de la boîte d'observation « astronomique » mes lunettes en carton et que je m'étendais dans l'herbe, le visage tourné vers les étoiles. Les arbres, je les considérais avec un mélange de crainte et de respect, redoutant les mauvais présages, mais également curieuse de recueillir des confidences.

J'avais alors quatre ans. Je connaissais par cœur chaque recoin de la propriété des grands-parents : les allées de roses, le hêtre où me percher, le potager, la fosse aux légumes pourris, les cerisiers espacés, les boutons d'or, les refuges. À l'intérieur, gardée par les murs épais, la chambre à l'horloge arrêtée, ses poids immobiles comme des planètes dorées suspendues dans leur course. On ne quittait toujours ces lieux qu'avec chagrin. Pourtant, ils recelaient aussi des pièges, provoquant chutes, écorchures et brûlures ; des plantes qu'il ne fallait pas toucher, et encore moins avaler. Ce fut là aussi que peu à peu, grand-mère s'affaiblit, jusqu'à ne plus pouvoir marcher. Elle mourut à l'hôpital à la fin de l’hiver, loin de chez elle, et c'est comme si le froid s'était engouffré durablement dans la maison, comme si les pièces s'étaient mises à geler, aussi figées que l'horloge. Je rangeai mes lunettes d'astronome. 

Nous revînmes dans cette propriété pour rendre visite à grand-père. Le jardin était ordonné comme dans ma petite enfance, débordant de fruits et de fleurs : il constituait une image assez exacte du passé. Les fantômes, quand à eux, continuaient à chuchoter plus près de notre oreille ; on aurait même dit qu'en nous, ils s'étaient confondus. Peut-être était-ce l'anticipation d'une perte, d'une séparation définitive avec ces arbres, ces murs, ces meubles lourds de campagne. Il y a des lieux où l'on ne revient que pour y fabriquer des souvenirs. Des lieux que le deuil a déjà envahis ainsi qu'une herbe invisible. 










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La vie de mes mains



Mes mains, je les cache comme je peux, dans mes poches, dans mes manches, pour qu'on ne voie pas leurs tremblements ni leurs blessures.

J'ai des mains d'homme, longues et larges. Elles brisent, elles rompent, elles broient, le plus souvent par mégarde.

Mes mains ne savent donner ni coups, ni caresses.

Au creux de mes paumes, 
on aperçoit eaux bleues de mes veines comme un paysage fantôme.

Quand je suis seule, je secoue mes mains dans le vide, à un rythme effréné, pour éveiller mon esprit.

J'ignore tout des pantomimes que j'interprète en rêvant.

Mes mains ont leur vie propre. Elles s'agitent, se joignent et se tordent à mon insu.

Le ballet de mes mains contredit mes paroles. J'acquiesce, mes mains esquissent un « non ».

Il m'arrive de serrer d'autres mains, mais avec réticence, du bout des doigts.

Mes mains continueront sans doute à remuer après ma mort.

Mes mains ne m'ont jamais pleinement appartenu.











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Dans la maison d'enfance
flottaient des odeurs par centaines
qui n'étaient que rarement nommées.
Il fallait être inventive :
rapprocher l'odorat de l'ouïe, ou
de la vue, ou du toucher, ou même 
du goût. Tel parfum sentait le vert, 
tel autre le concombre, 
ce jour où j'avais marché à l'orée
d'une forêt, la pluie sur les mûriers.
Mes préférées de toutes était les moins
avouables : la colle superglue 
et le mercurochrome, ou encore
mon propre corps quand il sentait 
la sueur, l'odeur acide sous les aisselles.
Je respirais profondément pour saisir 
ma présence, les notes que j'exhalais,
aussi puissantes que rassurantes,
et je leur associais des mots
comme "styrax" ou "benjoin"
"santal" ou "cumin", des formules
par lesquelles j'existais autrement, 
plus fort peut-être, ou plus précisément.









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La poupée



Qui m'a vêtue de cette robe
Et couchée seule ici ?

À mon pied droit manque un soulier
Et mes cheveux sont dénoués

J'aimerais me souvenir
Me souvenir que je ne respire pas

Que mes mains raides ne savent
Ni caresser, ni embrasser

Que ma bouche de cire est à jamais scellée

Tandis qu'en moi
Bonnes fées, monstres et sorcières
Me rêvent sous mes yeux de verre










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Fille de l'ogre



Fille de l'ogre, on t'a mangée
comme les miettes
dans la forêt.

Tu n'étais pas moins friable
que du pain
pour les oiseaux, festin
de sept vies

tendres. Échangée,
ta couronne,
contre le sang d'un homme.

Fille de l'ogre, on t'a jouée
comme des osselets
que l'on jette un par un.

Mais tu ne peux retrouver
ce que tu as perdu.

Ta couronne d'or
est un mirage dont la forêt
s'est coiffée.

Tu es l'âme des chemins
dont on ne revient plus.










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Premières règles



Roulée en boule, une douleur
en bas du dos :
je dois être malade,
ou bien la météo d'avril
me joue des tours.

Erreur : au fond de la culotte,
du sang.

J'alerte les copines : "je saigne
de là, vous savez où".

Nous nous sommes réunies
solennellement, L.
nous a expliqué
le fonctionnement des règles.

"Je te prête une serviette"
"On va célébrer ça"

En mon honneur, on a ouvert
une bouteille de coca-cola.









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Tu me demandes
ce que je crains. J'ai peur
sans complément,
comme si cela
n'était pas assignable,
sorte de mer étale,
informe.
Je la sonde : elle demeure
identique. La peur
bégaie ;
elle est née avec moi,
et me porte
à la manière de l'ombre
que même le midi
n'annule.
Je suis telle
que la peur me façonne,
m'entoure
presque maternelle, et
c'est pourquoi
tu ne peux me connaître
que par l'enfance -
la bête traquée
qui craint son propre rêve -
le tremblement des cils
et les poings
qui se serrent dans le vide.












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À la tristesse sauvage



Il y a des tristesses sauvages et des tristesses apprivoisées.

Ma tristesse apprivoisée possède un nom, des attributs, des quartiers. Elle s'inscrit dans un inventaire bien précis des affects.

Mais j'éprouve également une tristesse diffuse, qui se manifeste par vagues, par à-coups. Celle-ci n'a ni lieux, ni appellations, ni limites.

Ce sentiment est si poreux qu'on pourrait tour à tour lui donner le nom d’angoisse, de peur, voire même de colère.

J'ai toujours été triste, comme si ce mal était à la fois particulier et antérieur à moi-même.

On attribuait jadis le tempérament mélancolique à la position des astres au moment de la naissance.

J'ai un penchant pour les personnes qui me ressemblent, les pensifs, les égarés, les meurtris. Ainsi la douleur me lie-t-elle aux autres comme un fil invisible.

Il existe néanmoins, parmi les tristesses sauvages, une force mauvaise qui peut isoler et détruire, et que je crains. 

De cette tristesse je ne sais que faire, ni ce qu’elle fera de moi. Indocile chien obscur, elle me prend dans sa gueule.

C'est à la tristesse la plus sauvage que je m'adresse quand j'écris.










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Vous pour un merveilleux nuage


Une clairière

       pré sans épines

       en friche

       la tête vide


AU LIEU QUE le précipice 

       trop

       et trop peu d’enfance


Un flot d'images sans image

       diluvienne

cette douleur blanche 












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Comme la peur, la colère se déplaçait, farceuse,

d’objet en objet, fixée sur l’un,

puis l’autre. La colère était vagabonde.

J’aurais voulu trouver quelqu’un

à haïr par procuration. Quelqu’un d’utile :

aisément, commodément détestable.

Mais la haine, comme la colère, comme la peur,

ricochait, caillou jeté sur l’eau,

bref mouvement concentrique, et sous le courant

trompeur emportant ces ondulations,

les visages de Gorgones et ma terreur intacte.











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J'ai commencé à écrire au mois de mars
de mes vingt-deux ans,
partie seule par les routes
sur un motif très vague de recherche
géographique. Je voulais me laisser
en friche, et le voyage de stop en stop
à mes risques et périls pouvait être
une autre façon, soit de me faire du mal,
soit de guérir (je crois du désir
de disparaître à bas bruit).
Le voyage est une espèce raffinée
de suicide, à moins qu'il ne s'agisse
d'une mue. J'ai souhaité parvenir jusqu'au
bout de moi-même. L'écriture
grattait les peaux mortes. Elle grattait tant
et tant que je voyais paraître, non
des muscles et des os,
mais l'écorce du chaos.
Le corps amoncellement d'images.
Chaussant les lunettes d'une scientifique
peu scrupuleuse, j'ai pris mes outils
et j'ai percé, coupé, raclé. Il y avait
des paysages. Il y avait les mouvements
qu'imprime la vitre d'un train.
Et, sur les plaines surgies d'une nappe
d'hiver, une bête sanglante
et apeurée. Une bête qui vit de mots.










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Il y a un arbre qui a poussé dans mon ventre.
Ses branches nouées s'étendent jusqu'à ma gorge,
Et ses racines frêles se confondent avec mon sang.

D'où vient cet arbre qui m'étrangle, et projette
De l'ombre autour de lui ? Je ne l'ai pas senti grandir,
Comme on refuse de percevoir les premiers signes
D'une grossesse. Je ne l'ai pas senti pourrir,
Son tronc s'asséchant et ses feuilles jaunissant.

À présent, c'est un cadavre qui se tient sous ma peau.
Si je tâte mon cœur, j'entends une voix qui grince,
Et craque sous la pression. Une plainte de bois mort.

Il y a parfois en nous un arbre à abattre.










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De branches brisées



Nous avons connu des jours maigres,
éclairées par la lumière vacillante
et douce d'une veilleuse sentimentale.

Nos mouvements de joie n'étaient
que crépitements secs, et brefs
clignotements de cœur au hasard.

Comment nous pouvions être source
d'amitié pour l'une et l'autre,
je l'ignore ; mais j'ai trouvé en toi

un abri improbable,
un foyer de brindilles où faire halte.









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Canicule
 


Une échappée en vélo. Je longe les champs
Brûlés par le soleil. Juillet-août.
Il faut garder l'équilibre, le sentier
cahote sous mes roues. Mais je persiste
Et l'effort se termine. Abondante autrefois,
L'eau de la rivière est gagnée par la boue.

C'est le plein été. Je trempe mes pieds, jette
Ma canne à pêche. Quelques souvenirs
Mordent à l'hameçon, poissons grillés,
Barrages de pierres, qui luisent à l'air libre.
Une sale histoire du temps passé.

J'essaie de l'imaginer. C'était ici, dans ces
Champs, une fille seule. Le chien noir
De la canicule me regarde sur l'autre rive.











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J’ai su très tard comment me tenir, le dos droit et le menton rentré, les coudes baissés quand on mange, le bout des doigts sur la fourchette. Je l’ai appris seule, en imitant les autres. De même ai-je longtemps ignoré comment laver efficacement une assiette, border un lit, coudre un bouton. Ce que n’importe quelle ménagère accomplissait les yeux fermés, je le faisais les mains gourdes, et comme sans y penser, réticente à toute méthode. Je n’en éprouvais de la honte que s’il y avait des témoins. 


Pourtant, je précédais la plupart des enfants de mon âge, et cette avance était, pour la petite fille que j’étais, aussi difficile à définir qu’à mesurer. C’était un flottement qu’on trouvait tantôt charmant, tantôt agaçant ; et qu’on appelait sagesse, maladresse ou égarement. J’appréciais ce qui n’était pas de mon pays, ni de ma génération, ni de ma langue, ni de mon milieu, comme pour donner des marques de cette distance, la traduire en intérêts insolites ou surannés : les pianistes des années 1950, les ballets de Petipa, les chanteurs du début du siècle, les Pays tchèques, les prénoms rares, le gaélique, le grec ancien. Je conjurais ainsi les maléfices des origines.


J’aurais aimé ne pas savoir que je savais quelque chose, que mon corps le savait, que mes cauchemars le savaient, et que cela n’était, en effet, pas de mon âge. Qu’une femme n’aurait pas dû le savoir, encore moins une fillette. La tyrannie du roi du silence, son poing de neige dans la bouche, la langue gelée. Et derrière la masse immense du roi, la violence matoise, cajoleuse ou brutale, qui m’avait arraché l’âme.











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Un oiseau me survole de son ombre
au-dessus du lit. J'ai un cœur luxuriant
comme un forêt muette. Je n'entends
pas sa force qui gronde, qui augmente,
en dedans. Je suis toujours dehors,
épiant derrière la porte de mon corps.











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Peut-être es-tu passé
par le jardin de mon enfance
pieds nus, à pas lents
comme on fait pénitence 
en secret chaque nuit.

Si je fermais les yeux, 
peut-être en trouverais-je
les traces, une empreinte 
presque toute effacée.

Peut-être est-ce illusion.
Paisible, oublieux,
tu dors profondément.

Je suis seule à me recueillir,
sur la terre argileuse
d'où le cauchemar surgit.










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Je travaille jusqu'à une heure avancée de la nuit, des livres étalés pêle-mêle près de l'ordinateur, des stylos jetés en vrac sur des papiers griffonés, un bol de thé refroidi. Dans une fenêtre s'écoule une playlist de jazz, mi ludique mi nostalgique, avec chaloupes et lendemains désabusés. C'est déjà le matin. La nuit clairsemée emplit la cour de secousses timides, de chants précoces. J'éteins l'écran, je sors du bureau. Soudain le parfum des arbres me saisit et mes yeux s'écarquillent de plaisir. Une odeur de fleurs, de rosée, de moisissure aussi, dense et légère à la fois, le printemps tel qu'il s'est toujours révélé à moi. Je m'assois sur les marches. Je ne veux pas dormir. Il y a une langue des fragrances que je souhaiterais connaître, une arithmétique mémorielle que je cherche à résoudre. Mais aucune solution ne m'apparaît ce matin : je ne me souviens de rien, malgré cette reconnaissance d'une odeur aussi intime que saisonnière. Je m'assoupis à l'aube.











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Sans tombeau



Il nous manque une image : celle de ta fin.

Celle du visage que la mort te composa, ou que tu lui offris, 

la dernière pièce d'une vie qui demeure suspendue.

Béance de la disparition, douloureuse pureté

La mort réduite à la rumeur, la ritournelle de l'absence.










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Les huiles végétales viennent du monde entier.
Elles sentent la vieille pharmacie ou la pâte à tartiner,
La sève des arbres ou les fleurs coupées.

Longtemps je n'avais plus pour corps qu'une pierre
Que je n'osais toucher. J'en fuyais les images.
J'étais gênée non par son apparence, mais du simple
fait qu'elle existait, cette pierre, qui était mon corps.

Puis j'ai recouvert ma peau d'huiles du monde entier.
Elle sentait la vieille pharmacie ou la pâte à tartiner,
La sève des arbres ou les fleurs coupées.

Le corps par les parfums redevenait vivant, et aussi
Aimable. Sa peau satinée luisait sous les doigts :
Elle était douce à caresser, agréable à regarder.
Dans la glace, je passais des heures à la contempler.

Je ne savais pas que l'on pouvait revenir à soi,
Par la magie blanche des huiles du monde entier.










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Felicità

 

Vie lente - de murmures, de poussière
De fruits verts mûrissant au soleil
Nonchalance rêveuse de l'été
Qui apprivoisent mes jours
La jeunesse aigüe de mon sang











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Le rhododendron



Un matin s'est insinué depuis de la rue, par-dessus le muret, jusqu'aux racines du rhododendron dont il a ouvert les bourgeons, en ce mois d'avril 10° après la nuit une belle journée en gestation, le matin a rampé dans ma chambre, s'est enroulé à mon corps, j'ai pensé à un homme, puis je me suis levée, par la fenêtre on apercevait la masse de l'arbre parsemé de taches roses (je n'avais pas mis mes lunettes), je suis descendue boire mon café près des fleurs, il faisait à peu près 15° dans cette cour humide qui conserve la fraîcheur, et je me suis dit en pyjama que tout était comme prévu, sans variation aucune (si ce n'était la floraison), mon célibat, le café trop amer (je le rate à chaque fois), la cour humide et fraîche, un rêve qui m'accompagne, qui est assis exactement en face de moi, avec mes propres lunettes et un sérieux d'épousé.












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Nous vieillirons ensemble

 

Dans un cinéma de quartier, j'ai vu
un documentaire sur un groupe
d'artistes des années 70 vivant au jour
le jour dans des chambres exiguës,
partageant leurs galères avec des hôtes
qu'elles connaissaient à peine,
servant de muses les unes aux autres.
Lors de la projection, elles étaient
presque toutes présentes, les larmes
aux yeux, les cheveux blancs ;
je crois qu'à part moi, seules
les figurantes du film étaient venues,
comme si elles n'avaient rien créé
que pour elles ; ce cadeau elles
se l'offraient à elles-mêmes, et moi
j'étais l'intruse qui voyait se renouer
un ancien serment d'amour.










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La gardienne

 

À l'intérieur de la maison dorment les invités.
Les mirabelles dorées mûrissent
Sur les branches hautes. Pas un souffle
De vent ne passe contre ma nuque.
J'ai abandonné mes sandales, et mon livre
Près de l'eau. À la lisière du jardin,
J'ai enterré, fillette, des chats et des oiseaux.
Je devais un jour posséder les clefs
De toutes les portes, et veiller sur les murs
Que la blancheur dévore. Je devais,
À l'heure des siestes, moi qui ne dors jamais,
Arracher l'inquiétude comme une plante
Invasive. Il en va ainsi des secrets que
Je ne révèle à personne : l'angoisse qui rôde,
Farouche, et les corps morts des animaux.










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Des souvenirs me reviennent comme par effraction 

la nuit au lieu exact

où s’écrivent des lettres que je n’enverrai pas,

dans le grand pigeonnier qui me sert de tête.


Ce sont des augures aux ailes affolées 

qui n’annoncent pas l’avenir, mais inlassablement 

le passé. Ils connaissent le chemin 


qui mène jusqu’à moi,

toujours il me retrouvent en fidèles messagers,


et me retrouveraient où que j’espère me cacher,

où que mon ombre soit étendue,

séparée de mon corps,

de l’autre côté de l’adieu.











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Lettre à Décembre



De même que dans les vieux poèmes,
je voulais me confier à toi :
les anciennes divinités doivent avoir une adresse
où l'on peut leur écrire,
un courriel où envoyer ses prières.
 
Ces temps-ci, je me sens démunie
comme si j'ignorais ce qu'on m'avait volé.

Tu dois rire : tant de gens très sérieux 
doivent t'adresser leurs vœux
les plus sauvages, les plus obscurs.

Je fais ce geste insensé d'écrire une lettre
sans espoir de réponse,
ainsi que ces illuminées
qui fredonnent entre leurs dents
des chansons décousues.

J'attends qu'il neige sur nos tristesses
de gracieux flocons
que j'avalerais tous ronds.

J'attends que tu me couvres de ton grand manteau blanc
pour que mes nuits connaissent le rêve.

Ou bien que toi et moi,
on règle nos comptes pour de bon,
car me reviennent
friables et tremblantes
les cendres des hivers passés.

Je n'attends que réparation.

Cher Décembre,
dans l'une de tes poches, tu gardes mon enfance perdue,
et les matins ensommeillés
dans une clarté trouble
qui demeure.

Saurai-je les lire un jour.












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Lointain pays



Je parle encore de toi. Je te parle encore. Au présent, comme si tu étais vivant, et qu'il était possible de t'appeler sur ton portable, plaisanter avec toi, te donner des nouvelles. L'annonce de ton décès était si abstraite, si dénuée de preuves, que je n'ai pu y croire. Ta maison mise en vente, tes habits, même ta tombe, tout cela existe comme dans un conte dont les personnages se retirent, nimbés dans un bonheur qui ressemble à la mort. Une promesse glaciale et blanche, lointain pays feutré. C'est là-bas que tu es : j'en ai d'ailleurs rêvé, de ce paradis où tu étais entouré, de rires, d'arbres et de chants. Seule pièce à conviction, un flacon que tu m'as offert, et dont je me refuse à respirer l'odeur. Ton corps, à ce parfum, manquerait.










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L'instituteur de l'Aube


À la mémoire de Georges Leclerc, exécuté le 5 août 1944.




Je ne sais pas pourquoi son histoire m'est revenue à l'esprit.

La borne de recyclage textile dégorgeant d'habits,

ou la couronne de jasmins achetée près du cimetière,

pour moi seule, un 11 novembre, mais je n'y songeais pas.

Le récit, entendu bien des fois dans mon enfance,

était enseveli dans une mémoire héroïque,

et commençait de même qu’un triste conte de fées. 

L’instituteur d’un village de l'Aube donnait des chaussures 

aux enfants pour qu’ils puissent se rendre en classe,

car beaucoup n'osaient se présenter à l'école pieds nus.

Il allait frappant aux portes chercher les élèves

que les familles gardaient pour les travaux des champs,

et autres labeurs auxquels leurs petites mains servaient.

Ma grand-mère grâce à lui est allée à l’école

jusqu’à ses 13 ans, chaussée de souliers éculés.

Dans les années 40, les activités résistantes de l’instituteur 

furent dénoncées aux Allemands, qui le capturèrent,

et réunirent des habitants sur la place du village.

Ils fusillèrent le professeur sous les yeux de ses élèves.

Je me demande parfois ce que ces enfants sont devenus, 

après le meurtre. Je compte sur mes doigts : 

quatre-vingts ans passés, certains quatre-vingt-dix.

Impossible d'honorer quiconque de ma couronne de fleurs, 

achat profane, égoïste, impropre à toute cérémonie.

J'aimerais plutôt fabriquer des chaussures,

de simples chaussures, pour en couvrir les pieds des morts.











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Au marché, j'ai acheté un petit chien en peluche très laid, cinquante centimes. Il était évident qu'il ne les valait pas. Le vendeur m'avait dit qu'il finirait à la poubelle. Or il se trouve que rien ne m'attriste davantage que de voir les peluches livrées aux mites, à la moisissure ou aux égouts, comme si c'était ma propre enfance qu'on déchiquetait, ce en quoi elle croyait naïvement, le caractère sacré des doux camarades de jeu que l'on protège de son mieux. Et la maturité ne m'empêchaient pas de défendre cela même dans lequel j'avais placé toute ma foi. Le vendeur souriait de mon achat ridicule, mais je savais que, par-là, je tentais à ma façon de préserver un fragile noyau d'enfance.  À la maison, après une machine et un bon coup de brosse, j'ai assis le petit chien sur mon bureau, où depuis il me regarde travailler.











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Les pavots noirs ont fait leur nid en toi
comme une nuée de merles.
Tu déniais au ciel tout droit sur ton âme ;
tu ne reconnaissais que la terre,
la terre, et le passé perforé de chagrin.
Ce poinçon de la mémoire, jusque 
dans ton sommeil. Je lutte contre les oiseaux 
qui me guettent depuis ton corps,
et la tête courbée des pavots.
Désormais, tes pupilles sont éloignées de toi.
Je dénude les fruits d'hiver 
pour retrouver leur trace.
Semblable à une nuée d'oiseaux.
Mais avec la terre, tu n'avais fait de pacte
qu'avec la terre.










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Æmilia



Les toits flambaient d'un champ de coquelicots
par la fenêtre ouverte. Sang du mois d'août, l'Italie
des palais et des tours. De sa main droite, il jouait
des transcriptions de Bach. J'étais seule et heureuse,
ne reconnaissais plus mes peurs, ne savais même
si ce mot avait encore un sens. J'étais entre, et ma vie 
feu de sauge et de basilic, de liqueur et de rose,
m'était tout aussi mystérieuse que les notes épurées
qui descendaient vers la ville. "Entre, et seule", 
me soufflaient-elles. Les toits paraissaient vaciller.
J'ai dû fermer les yeux dans la chaleur de midi.










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J'entends sa voix, celle d'un homme d'âge moyen,
cultivé. Je lui tourne le dos. De grands miroirs
encadrent la scène, où les reflets se multiplient,
mais je refuse de les voir, et fixe mon assiette.
Sa mère était une intellectuelle, néanmoins
à l'époque, une femme ne faisait pas d'études. 
Elle s'est donc occupée des domestiques
et des enfants, dans un logement parisien
que j'imagine cossu. L'existence qu'on souhaitait 
aux dames convenables, de bonne famille.
Sur son lit de mort, le fils tenait un livre entre
ses mains ; je n'ai pas compris quel en était le titre.
La mère a raconté l'histoire, des phrases entières
lui revenaient, et ces souvenirs semblaient 
les liens qui la maintenaient en vie. Précaires,
de simples liens. Tout a rompu. L'enfant
est devenu écrivain. Je réfléchis à cette histoire 
en observant mon visage dans l'encadrement
du miroir. Ce qu'une femme ne peut accomplir, 
un homme le fait à sa place, comme par 
procuration. Le frère ou le mari, ou la progéniture.
Mais je me dis aussi, sans doute parce que
j'ai de l'orgueil, que mon regard m'invente
chaque lieu où il se pose. Je suis mon propre fils.












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Nul n'aurait pu prédire
qu'une fleur, puis une autre
feraient céder la branche
d'un craquement si net ;

comme les prémices 
d'un sentiment, invisibles
pour qui ne veille
nuit et jour près de l'arbre.

L'amour a fait sécession. 
De ma fenêtre,
j'ai vu son rameau blanc
se coucher sur les ronces.

Depuis lors, il me semble
ne finir de tomber.











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Tout a pris l'odeur de la joie,
et des arbres en fleurs
qui embaument les nuits 
d'avril. La mémoire s'ouvre 
en une prière,
et se suspend aux branches.

Vacances de l'âme
et de la chair.

Lignes des mains 
furtivement embrassées,
comme on épouse,
d'une école buissonnière,
les routes dérobées.

Je ne ferai pas de promesse.

Je porte la vérité 
d'une annonce.










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Généalogie




Émilienne G., née en 1904, fille d’Émile et Irma,

ma lointaine cousine

morte peu de jours avant ses dix-huit ans. 

Ses parents s’étaient mariés précipitamment 

suite à la grossesse de Marthe, 16 ans,

la sœur d’Émile, mise enceinte par un inconnu

alors qu’elle vivait encore au foyer familial

(elle le fut trois fois ; il en naquit trois filles).

Lorsqu’Émilienne atteint l’adolescence, 

Émile insista pour qu’ils couchent

ensemble, puis, pendant une tournée commerciale,

il la viola dans sa roulotte à plusieurs reprises.

Elle confia les faits à sa mère et l’un de ses frères ;

le garde champêtre fut mis au courant.

En découla un procès relayé par la presse locale,

au terme duquel Émile fut reconnu coupable,

et condamné à de la prison pour « attentat

à la pudeur », ainsi qu’à la déchéance 

de ses droits paternels sur toute sa postérité. 

Certains enfants furent placés.

Irma et Émilienne fuirent dans une autre ville,

mais désormais sans revenus, 

elles tombèrent dans la misère. 

La jeune fille fut embauchée dans une usine 

de munitions créée pour rendre inoffensifs

et détruire les obus qu’on n’avait pas utilisés

durant Première Guerre Mondiale.

Émilienne triait des amorces, métier 

ingrat réservé aux ouvrières.

Des accidents survinrent un matin de mai : 

des obus explosèrent,

faisant plusieurs victimes, dont elle.

Sa jambe est déchiquetée, son bras criblé d’éclats,

et son visage est en partie brûlé.

Elle meurt de ses blessures le lendemain

à l’hôpital, amputée, méconnaissable.

Tragiquement impossible d’échapper à la violence.

Celles qui la révèlent, la malédiction les rattrape, 

semble-t-il, et s’acharne. Mais par révolte

par désespoir, ou sens de la justice,

elles risquent cette parole. 

Dans ce qui aurait pu être une autre dimension,

une personne se jeta sous un train où je voyageais,

et j’ai entendu ses os se briser 

sous la machine, un bruit de pierres broyées.

Sur l’écran de la gynécologue, devaient apparaître,

quelques semaines plus tard, les quatre bourgeons

des membres de mon enfant.

Émilienne n’est pas son nom, la fuite d’Émilienne

avait pris fin précisément 

un siècle avant que ne commence la mienne.











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Neuf mois, et tu t’amuses à souffler sur les vitres

afin de dissiper d’un geste frénétique 

la vapeur que tu y as formée, l’image floue

et bleutée qui couvre ton reflet.

Tu souffles, et se métamorphose

le monde qui t’entoure, encore nébuleux ;

mais il arrive aussi qu’au lieu de tout effacer,

tu regardes, soudain pensive,

l’empreinte de ta main au milieu de la buée.

Elle laisse apparaître un peu de ce visage

que tu ne reconnais pas pour tien.











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Une clameur fuse dans la nuit glacée.

Du fond de notre lit, 

nous comprenons à ces cris que minuit

est passé. Notre enfant dort 

paisiblement dans la chambre d’à côté,

elle dont l’âge n’a pas même 

accompli une année.


Demain nous ferons ce que nous faisons

d’ordinaire, nous promener 

au jardin dans la lumière encore neuve,

petit-déjeuner sur un banc.


Il n’y aura d’inhabituel que le calme

succédant à la nuit du Nouvel An.











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Tombent giboulées de lumière

sur la paille que fourragent les singes ;

tombe soleil oblique sur le visage 

de Nénétte, menton posé sur la main.

Peut-être dans la fillette 

qui se tient face à elle, reconnaît-elle

l’enfant ? Et dans celle qui le fut ? 

Comme nous autres humains 

chérissons nos tristesses

d’un printemps tardif - en cage

où nous plaçons les dieux vivants.











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Louange 




Tu ne sais pas parler encore

et tu t’essaies à la lecture,

fascinée en premier lieu 

par la lettre O, que tu reconnais

dans chaque figure ronde,

et prononces avec entrain :

O le cadran de l’horloge,

O le cercle solaire dessiné 

sur tes livres, le zéro, 

les panneaux. Est-ce l’oméga

ou l’omicron, le grand 

ou le petit O, peu importe.

D’étonnement, ta bouche forme

aussi un O, car toute chose 

est verbe, Ô alphabet du monde.











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Qui retiendra mon récit 

à part toi mon amour 

bien qu’il n’ait rien à voir

avec l’amour


À tous se dérobe

se disperse et s’amenuise 

ce récit inaudible 

sauf de toi mon amour


Ce n’est pas une histoire

malgré sa redoutable

son implacable cohérence


Les mots se désintègrent

à mesure qu’il avance


La proue de l’horreur

fend un mur de poussière

et traverse la nuit

sans sillage


Mon amour




















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